En Tunisie, une vieille communauté juive brave un avenir incertain

En Tunisie, une vieille communauté juive brave un avenir incertain

 

L'instabilité, le terrorisme et l'antisémitisme font toujours partie du quotidien des Juifs tunisiens mais le réel défi de leur présence continue reste la qualité de vie

Par CNAAN LIPHSHIZ - The Times of Israel

 

DJERBA, Tunisie (JTA) — Anticipant l’ascension rapide du soleil dans les cieux africains, six hommes, les pieds-nus, s’alignent au tout petit matin dans le corridor plein de courants d’air qui mène à l’intérieur – encore frais – de la plus ancienne synagogue d’Afrique.

Fredonnant avec nonchalance un hymne biblique en hébreu, accompagnés par un journaliste israélien, ils s’abstiennent de faire les prières habituelles des fêtes dans l’espoir de pouvoir les effectuer en réunissant le minyan — [NdT : le quorum de dix personnes nécessaire à la récitation de certains passages de la prière et à la lecture de la Torah] – qui est également une nécessité indispensable pour faire vivre la communauté juive.

Membres d’une minorité juive en diminution sur cette île tunisienne, ils attendent des heures sous les arches très ornées de la synagogue de la Ghriba, vieille de plusieurs siècles, d’Erriadh – une ville où vivaient dans le passé des milliers de Juifs mais qui ne compte dorénavant qu’une poignée de familles juives. De longs instants vont se succéder avant l’arrivée de renforts : Trois Juifs supplémentaires en provenance de Hara Kbira, la seule municipalité juive qui reste à Djerba, située à 6 kilomètres et demi de la synagogue.

Au sein de cette communauté, l’une des quelques congrégations juives encore actives dans le monde arabe, la patience de ces hommes reflète toute leur détermination à préserver les traditions anciennes alors que ne subsistent aujourd’hui qu’environ 1 000 Juifs à Djerba. Un grand nombre d’entre eux ressentent comme un devoir la nécessité de rester sur l’île, même s’ils ne peuvent envisager un avenir ici pour leurs enfants.

« Tout le monde a pensé à partir, moi y compris », dit Ben Zion Deeie, trentenaire et enseignant dans une yeshiva et qui a parcouru plus de six kilomètres pour venir de chez ses parents qui habitent à Hara Kbira, où vivent presque tous les membres de la communauté juive de l’île. « L’économie est mauvaise, la devise a chuté, le tourisme souffre à cause du terrorisme et les emplois sont rares et mal rémunérés. Ce n’est pas parfait ».

Mais partir « serait très difficile », ajoute Deeie, qui vient chaque année pour s’assurer, avec d’autres membres de la communauté, que la Ghriba atteindra son minyan. « On se sent mal à l’idée de quitter cet endroit où nos ancêtres ont vécu pendant tant d’années ».

Toutefois, des facteurs variés, notamment la violence à l’encontre des Juifs tolérée par l’Etat à la suite de la victoire d’Israël contre ses voisins lors de la guerre des Six jours de 1967, ont petit à petit vidé la Tunisie des 110 000 Juifs qui y vivaient avant le début des années 1970. Quelques douzaines de familles sont parties après la révolution de 2011 qui avait brièvement installé au pouvoir un parti islamiste et anti-israélien.

Cette période d’instabilité a été le dernier chapitre de l’histoire ayant mené à la disparition presque totale de vie juive, après des siècles de présence, dans le monde arabe, dans un contexte d’hostilité et de pauvreté.

Les Juifs de Djerba ont eux aussi fait face à ces problèmes. Au moins lors de l’explosion survenue aux abords de la synagogue de la Ghriba en 2002, causée par des terroristes d’al-Qaida, un attentat qui avait tué 20 personnes, dont 14 touristes allemands.

Cette attaque avait eu lieu trois semaines avant la fête juive de Lag baOmer, un moment où des centaines de touristes – notamment israéliens – se rassemblent à la Ghriba pour un pèlerinage particulièrement populaire parmi les Juifs d’origine tunisienne.

« C’est la seule fois dans l’année où nous pouvons être sûrs que nous aurons le minyan« , dit Deeie, alors que nous sommes entrés à l’intérieur de la synagogue et que le son du shofar à l’occasion de Rosh HaShana se mélange à l’appel à la prière musulmane et le tintement des cloches de l’église.

Après la prière à la synagogue – un lieu habituellement calme où les seuls sons sont le bruit du vent contre les nattes en osier posées sur le sol et le crépitement des lampes à huile accrochées aux fenêtres – les dix hommes se dirigent vers un puits profond avoisinant pour faire le tashlich, un rituel de repentance qui exige une vaste réserve d’eau.

Creusé dans le sol du désert rongé par le soleil, le puits assurait l’approvisionnement en eau d’un complexe de bâtiments municipaux et il était utilisé pour des vergers appartenant aux milliers de Juifs qui, dans le passé, habitaient les lieux. Il se tient dorénavant au coin d’un champ aride et sauvage.

Puis les hommes se dirigent vers l’habitation de Joseph Azria, 42 ans, et de ses parents malades – trois des quelques Juifs qui vivent encore à Erriadh – pour sonner le shofar pour le père d’Azria, qui est trop âgé et trop faible pour se rendre à la synagogue. Le vieil homme sourit alors que son seul fils vivant encore en Tunisie évoque son espoir de rencontrer une fiancée juive au Maroc, et qu’il reconnaît prévoir de s’installer en Israël avec elle.

La synagogue est dorénavant entourée d’obstacles anti-tanks et constamment gardée par un groupe de militaires, une mitrailleuse à la main. Les touristes n’ont pas le droit de prendre des photographies et sont systématiquement mis à distance lorsque des membres de la communauté se trouvent à l’intérieur du bâtiment.

Prendre des photographies est également interdit à Hara Kbira, où les deux entrées sont surveillées en permanence à des points de contrôle. Des agents de police en civil patrouillent dans la ville, interceptant rapidement les visages inconnus, qui sont alors soumis à un interrogatoire. A l’intérieur de Hara Kbira – qui a un Grand rabbin, quatre synagogues et trois écoles juives – les Juifs déambulent en portant leurs kippas, saluent les passants par un « shalom » et se souhaitent les uns les autres « Shana tova » — [bonne année en hébreu].

Lors de la fête de Souccot, des cabanes avec des auvents en palmier sont érigées dans chaque cour et dans chaque jardin et le quartier entier reste silencieux pour Yom Kippour, la journée du Grand pardon. Et pourtant, les habitants de Hara Kebira ne se vantent pas de leur identité juive hors de la ville : Les hommes ôtent leurs kippas lorsqu’ils quittent l’enclave.

« C’est une très bonne chose que la police soit ici, elle nous protège, tout comme elle vous protège en Israël », dit Deeie, qui a fait ses études dans un séminaire religieux en Israël en 2007.

Il est revenu à Hara Kbira mais a déménagé l’an dernier à Zarzis, lieu de naissance de son épouse. Il s’occupe d’une classe de 15 enfants dans cette ville où la communauté juive s’élève à 130 membres.

Le père de Deeie, le mohel et schochet le plus expérimenté de la communauté – respectivement la personne en charge des circoncisions et de l’abattage rituel des animaux – vit encore à Hara Kbira avec son épouse et les neuf frères et soeurs de Deeie. Tout le monde se retrouve pour les fêtes pour des repas délicieux et riches en alcool, notamment un vin casher que la famille Deeies produit elle-même, l’importation étant trop onéreuse et compliquée en Tunisie, un pays musulman opposé à la vente de boissons alcoolisées.

Malgré les défis induits par la vie à Djerba, l’île est l’un des quelques endroits dans la région où persiste une communauté juive importante, grâce à ce que les locaux – Juifs et non-Juifs – qualifient de concours de circonstances particulier : l’immunité relative de la population locale face aux vagues de xénophobie et d’agitations politiques qui frappent la Tunisie.

Un grand nombre d’aspects de la vie à Djerba témoignent des effets de plusieurs siècles d’interactions entre musulmans, chrétiens et Juifs, qui vivent là depuis l’époque romaine.

Tandis qu’ailleurs en Tunisie, le ragoût aux haricots traditionnel connu sous le nom de tfina pkaila est considéré comme un plat typiquement juif, ici, à Djerba, tout le monde le déguste et le prépare. Les meilleurs fabricants de blousas dans l’île – une robe en laine traditionnelle portée par les musulmans lors des fêtes religieuses – sont tous Juifs (C’est un tailleur juif, Makhiks Sabbag, et son fils Amos qui sont largement considérés comme les meilleurs).

Le symbole de la ménorah, le chandelier traditionnel juif, est un emblème local qui a été adopté par la population en général et il est présent dans les décorations des bâtiments gouvernementaux, notamment sur les cliniques et sur les écoles. Et tous les résidents non-Juifs sont étonnamment familiarisés avec le calendrier juif et les coutumes de la communauté.

Les coutumes musulmanes ont également déteint clairement sur les Juifs ici : Ces derniers enlèvent leurs chaussures avant d’entrer dans la synagogue de la même manière que les musulmans ôtent les leurs avant de pénétrer dans une mosquée.

Cette familiarité nourrit une intimité et une assistance mutuelle, selon Ridha Arfaoui, un non-Juif qui habite à Erriadh et qui est propriétaire d’un petit restaurant aux abords de la synagogue El Ghriba.

« J’ai grandi avec les Juifs, nous avions un voisin juif de chaque côté de notre maison et, le jour de Yom Kippour, on n’allumait pas la radio par respect », raconte-t-il.

Mais en Tunisie, les expressions d’antisémitisme – qui présentent souvent un vernis anti-israélien – continuent. Un phénomène qui rappelle aux 1 700 Juifs qui restent dans le pays que « l’Arabe, il reste facile à inciter », dit Deeie.

Un exemple récent est lorsque la Tunisie, aux côtés de plusieurs autres pays, a interdit le film « Wonder woman », apparemment parce que son personnage principal était interprété par l’actrice israélienne Gal Gadot. Le philosophe juif français Bernard-Henri Lévy, qui n’est pas Israélien, a été pour sa part accueilli lors d’une visite en Tunisie en 2014 par des islamistes qui brandissaient des panneaux appelant « Lévy le sioniste » à quitter les lieux.

L’invitation lancée par un festival tunisien au mois de juillet au comédien juif Michel Boujenah a provoqué des manifestations en Tunisie qui, selon les militants locaux de l’anti-racisme, avaient le goût de l’antisémitisme. La Tunisie a plusieurs projets de loi en suspens – présentés par les nationalistes islamistes et laïcs – qui proposent un boycott complet d’Israël et l’interdiction aux Israéliens d’entrer sur le territoire.

En dépit de cela, le gouvernement, en Tunisie, affiche son patrimoine juif, notamment Djerba, dont l’ancienne synagogue se trouve sur la liste établie cette année qui sera présentée par le pays pour demander une reconnaissance en tant que patrimoine mondial de l’UNESCO, l’organisation des Nations unies. Le gouvernement a fait plusieurs déclarations sur le rôle positif joué par ses citoyens juifs, il a investi des ressources considérables dans la rénovation des lieux de cultes et il réfléchit à attribuer deux sièges au parlement à des représentants de la communauté juive.

Les effets de l’antisémitisme en Tunisie peuvent « être parfois déplaisants, mais ils ne sont pas une menace pour la survie de la communauté », établit Deeie, qui était prêt à immigrer en Israël l’année dernière avec son épouse parce qu’ils ne parvenaient pas à trouver un appartement abordable à leur gout à Zarzis.

« Les choses pratiques comptent : Que les Juifs puissent trouver une partenaire juive, gagner leur vie et vivre une existence confortable », ajoute-t-il. « J’ai grandi ici mais je ne sais pas si c’est l’endroit où mes enfants grandiront également ».

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