Enseveli, le passé juif de Khartoum refait surface
Il y a deux ans, une révolution mettait fin à trois décennies de dictature islamiste au Soudan. Désormais, sa capitale renaît et ses habitants redécouvrent des libertés et le mélange des cultures. À l’image d’un petit cimetière juif. The Daily Telegraph raconte.
Lorsque autour du cimetière les gens avaient aperçu un étudiant en train de regarder les tombes brisées, ils s’étaient mis à l’apostropher : “Ouh le Juif, le Juif, le Juif !” Chaim Motzen avait traversé Khartoum à pied pour voir ce cimetière juif peu connu de la ville, mais il n’avait pu y rester que quelques minutes.
Le valeureux étudiant canadien était revenu à l’aube pour s’introduire discrètement sur le site funéraire. Il avait constaté que le lieu avait été transformé en décharge, où s’empilaient des monticules d’immondices. Il l’ignorait à l’époque, mais cette brève escapade allait marquer le début d’une mission de dix ans visant à restaurer un symbole du passé multiculturel du Soudan.
Il avait fait cette découverte au milieu des années 2000, alors qu’au Soudan la dictature islamiste persécutait les minorités et que les mosquées étaient remplies de prédicateurs radicaux. Mais ces trois dernières années, le pays a connu un véritable bouleversement. Le régime islamiste a été renversé en 2019 à la faveur d’une révolution.
Aujourd’hui, dans la capitale, qui s’étend de façon tentaculaire le long du Nil, le changement est partout perceptible. Fini la police religieuse qui fouettait les femmes qui osaient porter un pantalon ! Fini les sanctions américaines qui maintenaient en grande partie le pays à l’écart du système financier mondial !
Le cimetière devenu tas d’ordure
L’impensable s’est même produit avec l’annonce par le gouvernement du rétablissement de relations diplomatiques officielles avec Israël [en octobre 2020]. Le gouvernement a par ailleurs signé des accords garantissant la liberté de culte pour tous. Les bons restaurants de Khartoum sont bondés de femmes vêtues de jeans moulants, en train de fumer des cigarettes. Et le petit cimetière juif laissé à l’abandon s’est transformé sans bruit grâce à Chaim Motzen.
Le Soudan a une courte mais riche histoire juive. Dans les années 1900, des centaines de Juifs arabophones originaires de tout le Moyen-Orient vivaient en harmonie dans la capitale soudanaise. Des photos noir et blanc de l’époque montrent des Juifs de Khartoum en train de faire joyeusement la fête à l’occasion de bar-mitsva [rituel juif de la majorité] ou de mariages, en parfaite symbiose avec d’autres communautés de la ville. Mais quand le conflit arabo-israélien a commencé dans les années 1950, une vague d’antisémitisme a déferlé sur le monde arabe, forçant presque tous les Juifs du Soudan à fuir le pays.
Lorsque le dictateur islamiste Omar Al-Béchir est arrivé au pouvoir, en 1989, le patrimoine de la communauté a fait l’objet d’attaques sans précédent. Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé mais, de toute évidence, de nombreuses pierres tombales ont été brisées en mille morceaux.
Chaim Motzen a décidé de revenir sur place pour voir le nouveau visage du Soudan après la révolution. “La différence sautait aux yeux”, dit-il. Mais en voyant l’état du cimetière, il en avait eu le cœur brisé. Des tas d’ordures s’amoncelaient sur plus d’un mètre de hauteur, et il se dégageait une odeur âcre d’urine et de pourriture.
Faire renaître l’identité juive
En janvier 2020, Chaim Motzen a donc obtenu la permission de restaurer le site. Après avoir recruté à ses frais un archéologue soudanais et des dizaines d’ouvriers, il s’est mis au travail. Pendant plusieurs semaines, ils ont retiré du site de quoi remplir quatorze camions, avec presque tout ce qu’on peut imaginer : “On a trouvé près de cinq tonnes de verre, des morceaux de voitures, une grande quantité de terre, des déchets médicaux, beaucoup de scorpions et même des ruches”, raconte-t-il.
Ils ont fini par dégager soixante et onze tombes. L’équipe a soigneusement passé au crible chaque pelletée de terre à la recherche de milliers de fragments de pierres tombales, puis, pendant des mois, ils ont laborieusement reconstitué les inscriptions arabes et hébraïques comme des puzzles géants.
Chaim Motzen nous désigne une petite dalle de pierre marquée de l’étoile de David. Après des heures de travail, il a réussi à rassembler les fragments et à traduire les mots arabes. Elle appartenait à Diana Yacoub Ades, une fillette décédée subitement en 1959, à seulement 8 mois. Chaim Motzen nous a expliqué comment il a réussi à retrouver le cousin germain de Diana à Londres, à partir de cette seule information.
Il s’agit d’Albert Iskenazi, aujourd’hui âgé de 88 ans. Il nous a confié avoir été bouleversé en apprenant la nouvelle. Il a grandi à Khartoum et se souvient parfaitement de sa petite-cousine. “Diana est morte subitement, après avoir eu de la fièvre. C’est au Soudan que nous avons vécu nos jours les plus heureux. Nous allions rendre visite à nos amis musulmans pendant le ramadan pour leur souhaiter une bonne fête”, se souvient-il.
La preuve d’une coexistence pacifique
“C’est vraiment incroyable”, s’exclame Daisy Abboudi, la fondatrice du projet de recherche Tales of Jewish Sudan [“Histoires du Soudan juif”]. “Il a retrouvé des fragments de la pierre tombale de mon arrière-grand-mère, ainsi que d’autres tombes de membres de ma famille. C’est là qu’on voit combien le caractère physique des tombes a de l’importance.”
Selon les habitants du quartier, le projet de restauration a eu pour effet de transformer la zone. “Tout ça, c’était à cause du gouvernement radical. Il y avait beaucoup de corruption. Ils cherchaient à détruire le pays par tous les moyens, juste pour pouvoir y créer de nouveaux magasins. C’est ainsi qu’ils se faisaient de l’argent”, explique Yacoub Mohammed Yacoub, un commerçant du coin. “Les gens ici sont plus heureux aujourd’hui. Beaucoup trouvent l’endroit très beau désormais. Nous allons rester ici et protéger le cimetière.”
Maintenant que la plupart des tombes ont été nettoyées et que des dispositifs de sécurité ont été installés sur le site, Chaim Motzen rêve de faire du cimetière un lieu où les jeunes étudiants soudanais pourront venir faire la connaissance d’un autre pan de leur riche histoire. “Le cimetière est la preuve que les Juifs cohabitaient jadis pacifiquement avec les musulmans, souligne-t-il. Il illustre bien ce qu’était le Soudan, ce qu’il aurait pu devenir et ce qu’il est en train de devenir.”
Will Brown