Etre Juif, Tunisien et Français/Identité plurielle

Etre Juif, Tunisien et Français/Identité plurielle

 

…Etre juif n’est pas une simple revendication plus ou moins romantique, c’est un fait, qu’il serait indigne de notre part et absurde de voiler…D’autant plus que dans nos pays d’origine, cette appartenance est beaucoup plus significative, plus large et plus complexe que celle d’une dimension simplement religieuse.

Nous appartenons à l’une des plus vieilles communautés de notre pays natal, puisque nous fûmes là, avant le christianisme et bien avant l’Islam…Nous sommes donc des juifs, mais nous sommes aussi les plus vieux Tunisiens. Nous avons adopté tous les traits culturels successifs qui ont marqué ce pays : le couscous et le burnous, la sieste et le jasmin, le goût de la mer et la peur du soleil. Ma propre mère n’a jamais parlé le français, ni aucune langue européenne. Je n’ai moi-même parlé cette langue magnifique qu’à partir de l’âge de sept ans.

Je ne dirai pas que cette intime cohabitation, jusqu’à la symbiose quelquefois, avec les Tunisiens, puniques d’abord, chrétiens ensuite, musulmans enfin, fut toujours aisée. Nous fûmes minoritaires ; dans des conditions historiques où la religion était présente dans toutes les démarches de la vie : nous n’étions pas de la religion des majoritaires.

…Nous gardons un autre genre de regret : lorsque la jeune nation tunisienne s’est affranchie de la tutelle du colonisateur, elle n’a pas su garder une élite juive de premier ordre et dont certains avaient parié de toute leur âme pour leur intégration dans cette jeune nation. Quoi qu’il en soit, il est vrai que la plupart d’entre nous ont choisi de suivre les Français dans la métropole et de s’y refaire une situation, devenue enviable quelquefois. Nous sommes donc devenus des Français d’adoption et l’on doit pas nous reprocher notre fidélité à un pays qui nous a adoptés, nous a offert, presque sans discussion, de partager l’opulence de sa culture , les bienfaits de la démocratie et de la justice économique.

C’est simple : nous avons mal à notre mémoire, nous souffrons d’un défaut de reconnaissance. Il suffit d’un séjour dans la Tunisie moderne pour constater que nous sommes exclus de son Histoire. Le temps use tout, c’est vrai les absents ont toujours tort. Nous ne sommes pas musulmans, c’est vrai, et la Tunisie s’est constituée en nation musulmane…Ce pays musulman et arabe dans sa très grande majorité est aussi notre pays natal. Je l’ai beaucoup écrit : on ne peut acquérir une patrie d’adoption, la France pour nous, lui être loyal et même y être heureux, on a pourtant jamais fini avec son pays natal…Nous souhaitons réintégrer la mémoire collective de la Tunisie, que notre place, historique, économique et culturelle, y soit définitivement reconnue et assurée.

Albert Memmi, « Juif, Tunisien et Français », in Confluences Méditerranée, N° 10 Printemps 1994, pp. 84-85.

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