Harissa, quand le piquant devient gourmand

Harissa, quand le piquant devient gourmand

Par Léo Pajone Monde

Artisanale, fumée, parfumée à l’anis ou au thym : loin de sa réputation de brûle-gueule, la célèbre pâte de piment venue de Tunisie, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, se réinvente à travers des saveurs subtiles et d’inédites combinaisons.

Un client explique qu’il ne digère pas la harissa. Un autre que ça lui donne des brûlures d’estomac. Un troisième qu’il déteste le piquant… Habib Bahri n’a pas beaucoup de succès avec les premiers curieux qui s’approchent du stand de dégustation installé temporairement dans l’épicerie fine Berrie, à quelques encablures de la gare Saint-Lazare, à Paris. Sur une planche, le fondateur de la marque Baba Bahri, spécialisée dans les produits tunisiens, a disposé des tranches de pain et des patates douces tartinées de sa harissa artisanale.

Ce (très) grand gaillard de 40 ans au regard doux, qui a fait ses armes chez Danone, travaillant notamment sur les eaux minérales et les produits laitiers bio de la multinationale, tente d’un sourire rassurant : « Je vous jure que celle-ci est différente ! » Enfin, une jeune femme saisit une tartine. « Je viens de Haute-Savoie, ma culture culinaire, c’est plutôt beaucoup de crème et de douceur, prévient Anne Girard, une gastronome amatrice. Mais j’ai commencé à utiliser de la harissa dans des recettes de Yotam Ottolenghi [chef anglo-israélien à la tête de sept restaurants à Londres, auteur du best-seller Simple (Hachette, 2018)]. J’ai pris le tube jaune que tout le monde connaît, Le Phare du Cap Bon, mais j’en ai trop mis, et c’était immangeable. » Elle marque un temps de préparation mentale, croque dans le pain, écarquille les yeux. « Ah oui, là, c’est plus subtil. » Le sourire d’Habib Bahri s’élargit.

Le 1er décembre 2022, la harissa était inscrite par l’Unesco au Patrimoine mondial de l’humanité. L’information est passée un peu inaperçue en France, d’autant que la baguette tricolore avait été honorée la veille de la même distinction dans un brouhaha de cocoricos. En Tunisie, où la harissa a même son festival (dans la ville côtière de Nabeul, sur la péninsule du cap Bon), l’inscription a pris les proportions d’une victoire nationale. « Tout le monde était hyper heureux, témoigne Habib Bahri, né à Tunis, et dont une partie de la famille vit encore dans le pays. En Tunisie, chacun a une histoire par rapport à la pâte de piment, cela fait partie de notre identité, de nos terroirs, de notre culture. C’est comme la feta pour les Grecs ! Elle est préparée partout et plutôt par les femmes. Je découvre encore de nouvelles recettes avec de l’anis, du thym ou du citron dans de minuscules patelins. »

La harissa (du verbe harsa, « broyer »), c’est d’abord une purée de piments rouge frais ou séchés au soleil, généralement suspendus en longs chapelets écarlates aux toits ou aux portes des maisons. On ajoute le plus souvent à la préparation du sel, de l’ail, de la coriandre, des graines de carvi, et bien sûr de l’huile d’olive – permettant à la fois de conserver et d’atténuer le piquant du piment – avant de broyer le tout dans un mortier avec un pilon en bois ou grâce à un hachoir à viande manuel. La pâte obtenue n’est pas totalement uniforme, du moins dans la version traditionnelle qui titille les palais des Tunisiens depuis le XVIe siècle.

En France, les produits industriels que nous connaissons, largement diffusés dans des kebabs ou restaurants de couscous peu scrupuleux, en sont très éloignés : ils sont plus lisses – à la fois en texture et en saveurs –, les différents parfums des épices étant généralement éclipsés par la sensation de brûlure provoquée en bouche.

« Quand je rapportais de la pâte de piments artisanale à mes amis français, ils avaient presque tous la même réaction : “Whaou, mais c’est ça la harissa ?”, dit en rigolant Habib Bahri. Certains me passaient commande. Et j’ai fini par me dire qu’il était possible de mettre en avant l’excellence tunisienne avec une marque d’épicerie fine. » Le patron a repris l’oliveraie familiale, plantée par son grand-père près de la petite ville de Zaghouan, à 50 kilomètres au sud de Tunis, et l’a convertie en bio. L’essentiel des piments, lui, vient du cap Bon.

Aujourd’hui, sa petite société établie à Lille, reconnue par le Collège culinaire de France (un collectif indépendant récompensant l’excellence en matière gastronomique), propose une gamme de produits particulièrement raffinés : eau de fleur d’oranger (qui fait oublier le parfum écœurant de certaines pâtisseries orientales), crème d’olives noires capable de rivaliser avec les meilleures tapenades provençales, petites pochettes d’herbes aromatiques au goût intense (thym et romarin sauvages). Et évidemment harissa, qui se décline en trois variantes (8,50 euros le pot de 90 grammes) plus ou moins fumées ou fruitées, mais jamais agressives. « Les variétés de piments utilisées en Tunisie – appelées meski, baklouti, beldi, maamouri ou mserreh – sont en fait plutôt douces, classées entre 20 000 et 40 000 unités sur l’échelle de Scoville [qui mesure la force des piments] qui peut atteindre 16 milliards », précise Habib Bahri.

Déclinaisons au citron confit ou à la rose

D’autres marques de qualité apparues récemment jouent au contraire la carte de l’incendie buccal. C’est le cas de la harissa Tava Hada Pilpelta, commercialisée depuis 2020 par le Marseillais William Lellouche et adoubée par de nombreux ténors comme les chefs Lionel Lévy ou Philippe Etchebest (qui dans une séquence récente de « Top Chef » digne d’un cartoon plaçait sa tête dans un congélateur après avoir goûté la pâte pimentée). « J’ai commencé à faire de la harissa car je n’arrivais pas à trouver un produit suffisamment fort en France, explique William Lellouche. J’ai suivi la recette de mon rabbin, d’origine tunisienne, mais j’ai ajouté ma touche avec d’autres piments plus piquants. » Il utilise notamment la redoutable variété habanero (plus de 100 000 sur l’échelle de Scoville). Son pot de harissa (8 euros les 100 grammes) est une petite bombe qui attend d’être lancée dans l’assiette.

« Il y a une vogue du piment en France et bien au-delà, remarque-t-il. Mais j’ai aussi commencé à faire des vidéos sur les réseaux sociaux pour expliquer comment atténuer la puissance du piment pour les palais plus fragiles. On peut tout à fait diluer une cuillère à café de harissa dans de l’huile d’olive, du jus de citron et ajouter un peu d’échalote ciselée. Quand on regarde le prix de nos produits au kilo, cela semble cher, mais c’est oublier qu’il en faut beaucoup moins que de la harissa industrielle pour parfumer une assiette ! » Le patron a aussi créé des déclinaisons moins brutales, au citron confit, à la tomate séchée ou à la rose inspirée d’une recette d’Ottolenghi et de la marque britannique Belazu qui prépare un équivalent depuis 1995.

Chez les deux entrepreneurs français, on retrouve la même envie de donner un second souffle au produit, en l’écartant du trio salade-tomate-oignons. Quand il ne saisit pas son bâton de pèlerin pour aller prêcher la bonne parole pimentée lors de dégustations dans de belles épiceries, Habib Bahri multiplie les collaborations. « Parfois, nous qui sommes du sud de la Méditerranée n’osons pas casser les codes de notre gastronomie, je pense qu’on peut être plus aventureux », présume-t-il.

Il s’est rapproché de chefs fougueux comme Marine Gora, cofondatrice de la cantine bistronomique Gramme (deux adresses à Paris, dans les 3e et 11e arrondissements). Celle-ci fait actuellement voyager la harissa en la proposant en condiment dans un labneh (libanais) avec du zhug (assaisonnement à base de coriandre, yéménite) et une foule de légumes (endive, carotte, fenouil, radis) à tremper dans les préparations. « C’est vrai que les clients peuvent être refroidis par la harissa, remarque la cheffe. Dans cette assiette, ils peuvent en prendre ou pas, et éventuellement atténuer le piquant avec la douceur du labneh et le côté plus herbacé du zhug. » Sur d’autres tables parisiennes, la pâte pimentée est associée au miel sur des pizzas (chez Magnà, Paris 9e) et vient électriser les coques ou le yaourt épices d’établissements bistronomiques (chez Salicorne, 17e).

Mais les collaborations ne s’arrêtent pas aux restaurants. La harissa de Baba Bahri s’invite dans des boulangeries de Lille (chez Brood, dans un pain au levain) et jusqu’à Marseille (Boulangerie Boni, dans des gressins), ou dans une fromagerie à Vincennes (Platini). Mais la palme de l’inattendu est attribuée à Reÿs, un surprenant (et épatant) glacier qui étend sa terrasse près de l’Hôtel de ville de Paris. Le patron, Jean-Pierre Braun, fine barbe blanche, cigarillos aux lèvres, doigts criblés de bagues, assume une démarche iconoclaste : « Pour créer mes glaces, je travaille sur des souvenirs d’enfance, des voyages, des rêves, qui peuvent être les miens ou ceux de mes amis. »

Les noms de ses délices givrés pourraient passer pour des titres de films : « Le baiser du dragon », « Noces indiennes », « Dieux d’Amazonie »… En associant harissa fumée et eau de géranium rosat, il a imaginé « Soleil rose », à peine piquant, qui mobilise tout un imaginaire oriental chargé de bouquets capiteux et d’épices. « Si je ferme les yeux, je me vois assis sur une chaise en bois face à la Méditerranée, glisse-t-il entre deux suçotements. Je suis quelque part au Maroc ou en Tunisie, au bled, et un gros soleil doux, chaud, rouge, se couche dans la mer. »

Prochain projet pour Baba Bahri, un chocolat à la harissa, qu’il prépare avec le chocolatier artisanal lillois Encuentro. Avec celui-ci, il a déjà créé une infusion aux écorces de cacao et au romarin sauvage qui a poussé en Tunisie, à tremper dans l’eau chaude, qui donne le sentiment de boire un véritable chocolat au lait ! « La harissa, c’est un premier pas, assure-t-il. Il y a tout à découvrir de la gastronomie tunisienne. »

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