Impasse du palmier : Un microcosme de la vie à la H'ara, par Avraham Bar-Shay

Impasse du palmier : Un microcosme de la vie à la H'ara, par Avraham Bar-Shay

 

Après la guerre,  mon père s'étant trouvé au chômage se convertit en marchand ambulant pour nourrir sa famille. Un parent lointain qui s'était établi dans la capitale lui demanda de venir travailler chez lui. Durant près d'un an et demi dans la capitale, il venait visiter sa jeune famille qui l'attendait au Sud, à Pessah et Rosh Hashana. Il décida un jour de mettre fin à ces séparations.

Il travailla comme vendeur de tissus pour ce parent qui était loin d'être une personne agréable. Il avait enregistré mon père comme "journalier" pour qu'il n'ait pas à payer la sécurité sociale locale. En plus d'être un homme difficile, il était aussi analphabète et rusé. Heureusement pour mon père, le grossiste juif qui les  approvisionnait, avait vu que mon père était un autodidacte, éduqué et honnête. Ils étaient devenus  grands amis. Cet homme était aussi le gabbai de la synagogue, de Rabbi Eliyahou Nah'man, qui se trouvait dans "l'impasse du palmier" à la H'ara. Il avait entendu dire qu'un Arabe qui possédait une maison, de 2 étages, à côté de la synagogue, avait deux chambres non louées parce que le plafond de la chambre d'en-bas s'était effondré il y a quelques années. Il avait conclu avec lui que mon père paierait pour la réparation et serait exempté de "pas de porte". Le propriétaire de la maison avait  ainsi pu toucher le loyer des 2 chambres.

Cette unique chambre était tout l'appartement pour 6 personnes, et il n'y avait ni électricité ni eau courante. Elle était au deuxième étage d'une «Oukala» pour 8 familles.

Si mon père avait des projets pour l'avenir, il n'a pas eu le temps de les réaliser, il  succomba à sa maladie après moins d'un an, et n'avait pas pu assister à ma bar-mitsva dans la synagogue de son ami.

A partir de ce jour, cette chambre a été mon adresse pour environ 7 ans, et l'ami de mon père (je pense que son nom était Swéyéd) avait réussi à corriger, rétrospectivement, le statut de mon père avec les droits d'allocations familiales qui avaient aidé la veuve et les orphelins.

Comme on peut le voir sur cette carte, les rues sinueuses de la H'ara comprenaient de nombreuses rues sans issue, des impasses.

Carte du quartier

 
L'impasse était comme une zone fermée, où seuls ceux  qui y vivaient, ou les étrangers qui offraient leurs services, y entraient. Ils venaient avec une charrette, transportant leurs marchandises, et repartaient. L'impasse était un microcosme de la vie à la H'ara. Il y avait des gens qui vivaient dans une maison de 3 à 4 pièces avec eau courante et électricité, avec une entrée privée et aussi des maisons comme la nôtre où vivaient 8 familles (de 5 à 6 personnes). Chaque famille vivait dans une seule pièce, dans cette petite Oukala.

Dans notre impasse il y avait un réverbère qui éclairait la place de la Synagogue. Les soirs d'été, se réunissaient sous sa lumière, des voisins de l'impasse, jeunes et vieux, certains trainaient des tabourets, d'autres des nattes, et attendent que Mémé- Titta  vienne leur raconter ses histoires fascinantes, des aventures de « Saif al Agel », ou des Mille et une nuits. Ses descriptions détaillées excitaient  notre imagination qui en faisait le plus beau des films. Je pense qu'aucune télévision ne pouvait l'égaler. Tout cela, sans qu'un étranger ou un véhicule ne vienne déranger. Parfois, il y avait ceux qui s'endormaient, elle ne se fâchait pas, au contraire, elle disait qu'elle était contente d'avoir réussi à leur faire oublier leurs problèmes..

Dans cette oukala,  toutes les âmes des huit familles devaient partager une seule toilette. Essayez d'imaginer comment chacun avait résolu le problème de l'urgence, spécialement le matin. Le papier, chacun devait l'apporter avec lui. On s'asseyait "à la Turque", et la porte d'entrée n'était qu'un vulgaire rideau en toile de jute accroché entre deux gros clous.

Heureusement, dans la cour il y avait un puits où l'eau, qui n'était pas potable, servait pour le lavage du linge, des ustensiles de cuisine etc.. Pour le bain hebdomadaire de vendredi l'eau qu'on montait du puits était chauffée sur un primus, durant les saisons froides. Tout se passait dans la pièce unique que nous habitions. Pour ceux qui avaient 'grandi', ma mère avait accroché un drap dans le coin qui nous servait de salle de bains. L'eau potable, nous allions la chercher dans des seaux, à la fontaine publique, à 200 mètres à peu près de chez nous.

La fontaine publique

Souvent ma mère payait le "guerbaji"; le porteur d'eau dans une outre, qui dégoulinait sur un tablier de cuir qu'il portait sur son dos. Même si l'eau ne se trouvait dans l'outre que quelques minutes, la peau de chèvre y laissait  un certain gout pas trop désagréable.

Le porteur d'eau

Les familles se sont organisées pour établir une routine de travaux pour les tâches générales de la maison. Cela a fonctionné sans aucun problème. Cette routine (la "dala" comme on l'appelait), comprenait le nettoyage de la cour, des escaliers et des balcons à côté des chambres de dessus, des problèmes des toilettes et la fermeture de la porte principale après une certaine heure de la nuit..

Dans l'impasse et dans un rayon de moins de 100 mètres, tout un monde d'artisans et de commerçants s'activait toute la journée, du marbrier au fondeur de pillons (mahraz) et du gargotier au au fabricant de bonbons. Dans un des articles que j'avais publiés ici, sur Harissa, j'avais décrit les métiers qui existaient au ghetto et qui ont disparu avec l'émigration des Juifs en France et en Israël. 

http://www.harissa.com/D_Souvenirs/lesmetiersdisparus.htm

La plupart de ces arts existaient autour de notre impasse, en particulier la rue Sidi Bouh'did, qui était animée toute la journée et surtout les vendredis après-midi, où on  venait de loin pour acheter toutes sortes de bonnes choses, gâteaux et bonbons pour le Shabbat.

Il y avait une tradition selon laquelle le fiancé apportait une boîte de gâteaux de toutes sortes à la famille de sa belle, en signe de son amour. 

Il y avait dans cette rue, une pharmacie à un petit hôtel, "Lukanda", des cireurs de chaussures  au "ftaiiri" (le vendeur de beignets), des boulangeries et des vendeurs de légumes qui étalaient par terre leurs bottes de légumes exactement conçues pour le bouillon d'une journée. Samedi, la rue était presque déserte et les charrettes pouvaient facilement la traverser

Des colporteurs et des fournisseurs de divers services, étaient parmi les visiteurs de notre royaume 

Le premier est le ramasseur des ordures. L'une des inventions locales était l'utilisation des chariots étroits avec de grandes roues, poussées dans les ruelles étroites.

L'homme à la charrette sonnait sa clochette devant chaque maison.
Ensuite, il traînait sa charrette pleine  jusqu'au point de concentration qui se trouvait à la H'afsiya, exactement entre la Grande Synagogue et la synagogue Al-H'obra. Heureusement qu'ils ne travaillaient pas le jour du sabbat et que la propreté après tout cela  était sans défauts. 

Au point de concentration, ils avaient construit une plateforme surélevée avec deux plans inclinés, un pour la montée et l'autre pour la descente, des charrettes.
Le Shabbat, la plateforme surélevée se transformait en terrain de jeu  
A leur arrivée les charriots attendaient l'arrivée du camion à ordures et y déchargeaient leur contenu, et l'ouvrier descendait par l'autre plan incliné.

Plan incline pour les ordures

Il y avait aussi un balayeur de rue, mais à cause des premières heures de leur visite, je ne les ai jamais vus.

Le balayeur

Il y avait aussi le déboucheur d'égout, qu'on appelait quand  iles vieux tuyaux se bouchaient. Il venait avec son long fil d'acier enroulé en cercles, qu'il enfilait dans ces tuyaux. Son passage laissait des odeurs qui persistaient, même après son départ..
Le laitier passait par notre impasse, tous les matins (sauf le samedi), avec un petit troupeau de chèvres qui bouchaient la ruelle. Les gens se rassemblaient autour de lui, chacun avec son pot. Le laitier trayait, directement de la chèvre, le volume nécessaire, dans son ustensile de mesure, qui avait les marques du volume, qu'il était le seul à pouvoir lire. Le lait que nous achetions était encore chaud, du corps de la bête.

Le laitier

Le juif tunisien ne consommait presque pas de produits laitiers, il n'investissait donc pas beaucoup dans la vaisselle «laitière». Le pot que le laitier avait rempli, va directement à l'ébullition et ensuite aux tasses.

Le vendeur de "Guergueb" (figues de Barbarie) avec sa charrette dégoulinant de l'eau de la de la glace fondue qui tient les figues fraiches. Il vous épluchera le fruit de votre choix et vous le servira à la bouche ou dans l'ustensile que vous lui présenteriez si vous en prenez pour la maison.

colporteur

- Le vendeur de poissons, lui aussi laisse une flaque d'eau en quittant sa place, eau qui vient aussi de la fonte des glaces qui couvraient les poissons. Des fois, c'est aussi lui qui les  pêchait et venait vendre le  butin, du matin, à la place de la Synagogue, de notre impasse.

Vendeur de poissons

Un autre artiste poussait son chariot qui avait une grande roue qu'il activait avec son pied pour faire  tourner un disque de gré, qui lui servait à aiguiser les couteaux et les ciseaux. Le gré ne s'usant pas d'une manière égale, le disque  devenait ovale et on voyait  ses mains montaient et descendaient quand il aiguisait un couteau.  Entre deux affutages, il entonnait un refrain très connu qui appelait les clients. " Ala Guizé les Kouto, Ala Guizé les Sizo .... Rémouleeer " (j'aiguise des couteaux, j'aiguise des ciseaux ... rémouleur)

Remouleur

 - Dans notre impasse, passait souvent un des colporteurs qui peut être, existait  dans plusieurs coins du monde. En Israël, on le nomme (du yiddish): "Alte Zakhen". 
Surement parce que les  premiers qui le pratiquaient, venaient de l'île voisine de Sicile, l'appel aux clients était dans leur langue. Quand ils arrivent, ils déclarent "Roba Wékiya" (vieux vêtement) et tout le monde savait de qui il s'agissait. Il achetait de tout, pas seulement des vêtements.

- J'ajouterai ici quelques mots sur le porteur d'eau local. Etant donné que n'avions pas l'eau courante à la maison, et quand ce n'étaient les enfants qui apportaient l'eau de la fontaine publique, on payait le "Guerbaji" qui l'apportait du robinet public, dans une outre. Pour une somme modique, il versait l'eau de l'outre directement dans votre jarre. Un couvercle empêchait les choses indésirables de salir l'eau et une grande louche nous servait pour  y puiser le liquide   

Les visiteurs qui m'avaient dérangé le plus étaient les musiciens du Stamballi. Ce nom veut dire, 'originaire d'Istanbul', en Turquie, indique peut être l'origine des premiers musiciens. Le Stambali est une musique rythmée qui aidait à expulser de la femme qui dansait, le mauvais œil ou les esprits qui l'habitaient. La danse était seulement pratiquée par des femmes.

La musique ininterrompue de la « zokra » (une courte trompette) et le battement du gros tambour attiraient des voisins de l'impasse. Je n'aimais pas trop voir ces femmes juives qui dansaient  aux sons d'une musique monotone en balançant la tête et le corps, avec les cheveux lâchés et qui leur couvraient tout le visage. La vérité, pour l'adolescent que j'étais alors, je me souviens que, j'avais trouvé que la scène ne manquait pas d'érotisme.

Dans des cas extrêmes, la danseuse entrait en transes et une de ses amies devait la tenir par la taille, par derrière, afin qu'elle ne tombe pas et se blesse

Danse

Il semble que dans notre impasse, seulement une des  voisines, du rez-de-chaussée avait parfois invité ces joueurs. Ce culte a eu lieu, l'après-midi, dans la cour de notre maison avec beaucoup d'encens et de fumée. Le bruit des musiciens me dérangeait beaucoup dans mes  études (je vivais à l'étage au-dessus). La première fois que j'ai été témoin de cette cérémonie, la curiosité avait surmonté les inconvénients, et j'avais suivi, du haut de notre balcon, une partie de la cérémonie. Parfois, j'ai préféré fuir la maison pendant ces activités.

Cette danse ne figure pas dans nos traditions, du Sud on n'en avait pas entendu parler. Elle  a été adoptée  par certaines juives du Ghetto de Tunis. Il semble que cette cérémonie avait provoqué la réprobation des rabbins. Je pense aussi que la culture des Berbères  ne la pratiquait pas..

Certains pensent que cette danse est semblable au Zar, danse qui nous est venue de l'Afrique orientale (Soudan, Ethiopie, Somalie, etc ..)  était arrivée après avoir traversé l'Egypte et la Lybie.

 Le "Sabbate", (rue couverte). Comme on peut le voir sur la carte jointe ici, il y avait plusieurs impasses à la H'ara, il y avait aussi plusieurs portions de rues qui étaient "couvertes". 

A la hauteur du 2e étage, il y a une construction qui reliait les 2 murs da rue. Cela a permis de loger des familles de plus. 

Rue couverte

Dans plusieurs endroits, le passage semi obscure de cette ruelle fut transformé, par des hommes-dans-le besoin, en vespasienne. Le visage tourné au mur, ils se "vidaient" sans se gêner des personnes qui passaient derrière eux. Ceux-ci  évitaient de se mouiller les chaussures du ruisseau malsain qui coulait vers une bouche d'égout. Des fois,  l'odeur vous obligeait de vous boucher le nez. Les autorités qui n'avaient prévu aucune possibilité adéquate à ces besoins, venaient chaque fois désinfecter les murs et passer dessus une couche épaisse de chaux, ce qui avait paru comme une légitimation de cette activité.

Je ne sais pas si cela existait aussi dans le quartier arabe de Tunis, je n'y ai jamais été. 

Durant ma visite en Tunisie, en l'an 2000 avec mes deux amis d'enfance qui habitaient aussi, le quartier juif de Tunis, j'ai voulu revoir mon impasse.
J'avais entendu que les autorités avaient détruit, dans les années 60, une grande partie du quartier juif de Tunis, y compris les nombreuses synagogues qu'on trouvait dans chaque rue. On dirait qu'ils voulaient effacer toute trace de la présence millénaire de la communauté juive en Ifriqiya.

Comparaison Tunisie-Israel

 Arrivés à la rue Bou H'adid, j'ai vu que la Rue du Palmier était à sa place, mais en y entrant, je ne pouvais reconnaitre aucune des maisons de mon passé. Arrivés à l'entrée de mon impasse, tout était complétement différent, ce qui m'a mené à quitter les lieux en vitesse, pour ne pas détruire mes souvenirs d'enfance.  

... Cette impasse m'avait laissé, malgré la pauvreté, de merveilleux souvenirs dont j'ai surement oublié, des centaines d'autres.

Abraham Bar-Shay (Ben-Attia)                    absf@netvision.net.il

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