Interview de Gérard Haddad par Claude Sitbon
Gerard Haddad est agronome de formation, devient psychanalyste dans les années 70 après avoir rencontré Jacques Lacan… Essayiste, il publie de nombreux livres dont Le jour où Lacan m’a adopté (2002), Le péché originel de la psychanalise (2007) et Lumière des astres éteints (2009). Sa rencontre avec Leibowitz, dont il a traduit huit de ses ouvrages, fut aussi déterminante.
Claude Sitbon : Vous êtes un Tune (tunisien). Que signifie pour vous ce mot ?
Gérard Haddad : Deux choses : un fait et un sentiment qui résiste au temps qui passe.
Le fait, c’est cette donnée contingente d’être né en Tunisie. Le sentiment, c’est cette nostalgie, cet amour qui défie le temps et les évènements.
Qu’est-ce que cette nostalgie recouvre ? Le visage d’une mère si aimante, d’un père irascible mais pilier d’une famille pauvre ? Ma jeunesse ambitieuse et mes premiers amours ? Comme mes parents, j’avais le projet de vivre dans ce doux pays et de participer à sa construction. Jusqu’à ce que la Sorcière Histoire ne nous arrache à ces terres où les juifs vivaient depuis au moins 2 000 ans comme l’atteste l’archéologie.
C.S.: Que vous a apporté votre jeunesse en Tunisie ?
G.H. : Le moment formateur et crucial de toute vie, le moment des choix, c’est l’adolescence. La mienne se passa dans les années 50 du siècle passé. C’étaient les années formidables de la libération du pays auquel un juif, Mendes France, apporta une contribution décisive.
Un bouillon de culture ! Les plus brillants intellectuels parisiens, Jankélévitch, Foucault, Dumont tant d’autres se pressaient pour voir ce qu’était cette chose étrange : l’indépendance d’une ancienne colonie. Mais nous avions au moins une fois par semaine un concert symphonique, un concert de malouf, du jazz.
Le plus grand trompettiste Miles Davis fut si inspiré par la douceur du pays qu’il composa Nights in Tunisia. Tous les chanteurs en vogue, Piaf, Aznavour, Trenet … donnaient des récitals pour ceux qui pouvaient les payer. Et puis le théâtre !
Des troupes locales, les tournées Karsenty et la Comédie française qui venait jouer Phèdre dans les ruines romaines de Dougga. Des ambitions d’écriture germaient comme champignons après la pluie au sein de la communauté et qui s’épanouiront à … Paris.
Heureux l’œil qui a vu ces choses comme on dit à Kippour au moment de la Avoda. En ajoutant aussitôt après le vers de Villon Mais où sont les neiges d’antan ?
Il y a en Tunisie une légèreté de l’air que l’on perçoit dès que l’on sort de l’avion, un air où les embruns marins se mêlent à l’automne à celui des orangers en fleur.
En oubliant la politique, les franges d’imbéciles antisémites, il y a dans le peuple tunisien un goût pour la vie et ses jouissances, une tendance naturelle pour les justes équilibres, pour la paix, pour la générosité et le plaisir de fêter l’ami, le goût pour le voyage héritage des antiques Phéniciens qui fondèrent Carthage. Tout cela et bien d’autres choses coule dans mes veines et me lie à cette chaude et sensuelle terre natale dont le destin m’importe.
C.S.: Que souhaitez-vous pour Israël ?
Les êtres que j’aime le plus, pour la plupart, vivent en Israël. Puis-je être indifférent à ce qui s’y passe ? Israël m’a beaucoup apporté : la langue hébraïque et un maître à qui je dois une bonne part de mon équilibre actuel, Yeshayahou Leibowitz. Une visite au Technion m’a enthousiasmé et m’a fait toucher du doigt l’actuelle révolution scientifique.
Malheureusement, les merveilles que renferme Israël sont entachées par ce que je déteste le plus : le nationalisme.
J’espère donc que le plus vite possible Israël renoue avec ses racines juives, avec l’esprit du Patriarche Isaac qui, après la mort de Sara est allé retrouver son frère Ismaël, avec l’esprit d’Aaron ha Cohen qui ne se contentait pas d’aimer la paix mais qui la poursuivait, c’est-à-dire qu’il en payait le prix, avec l’esprit de nos prophètes.
Quand le conflit israélo-palestinien trouvera sa juste solution dans le partage ou dans un état binational, alors il n’y aura pas d’autre terre où j’aimerais finir mes jours. Mais je doute fortement d’assister à ce moment.