Jérusalem, l’Amérique, le messianisme et le peuple juif
David Isaac Haziza
D’un côté Trump n’a fait que reconnaître une vérité connue de tous, de l’autre il s’est engagé sur une pente extrêmement périlleuse : Israéliens et Palestiniens pourraient bien faire les frais d’une position de principe peut-être juste en son essence, mais dans ce cas politiquement impardonnable.
Donald Trump a reconnu comme capitale d’Israël la ville où cet Etat a effectivement ses plus hautes institutions politiques et administratives et où pour cette raison même, ses chefs reçoivent depuis toujours ceux des autres pays – bref, ce que partout dans le monde on appelle tout bonnement une capitale. Quoi qu’on pense de Trump et quelles que soient les critiques que sa décision, sur le plan diplomatique, puissent encourir, il faut alors tout de même préalablement reconnaître l’évidence : Jérusalem est bien la capitale d’Israël.
Indépendamment de cette réalité politique, c’est la cité du peuple juif, celle de ses rêves terrestres et de sa mémoire ancestrale : Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite m’oublie, que ma langue s’accroche à mon palais si je ne me souviens de toi, si je ne mets Jérusalem au sommet de ma joie !Qui n’a d’ailleurs pas attendu que le sionisme existe pour l’être mais qui a bien donné son nom à ce mouvement politique et culturel : le mont Sion n’est que l’une de ses collines et quand les Juifs disent «Sion», c’est à Jérusalem qu’ils pensent. Les chrétiens aussi du reste : que ceux-ci ou que les musulmans l’honorent à leur manière comme une ville sainte ne change rien à l’affaire, Jérusalem n’étant ville sainte pour ces deux religions que parce qu’elle est d’abord la ville, sainte et profane, du peuple juif. Le Coran lui-même le reconnaît, et c’est une chose manifeste pour tout chrétien tant soit peu conséquent – et qui n’est pas aveuglé par sa haine de la nation incrédule, du peuple à la nuque roide.
Il y a donc deux raisons pour lesquelles on pourrait se réjouir de l’annonce du président américain : elle met fin à une forme d’hypocrisie diplomatique, mais surtout à une injustice admise pourtant par beaucoup de gens, et dont on a vu qu’elle pouvait mener jusqu’à une stratégie d’effacement de la mémoire juive au plus haut des institutions internationales, je veux parler bien sûr des résolutions scélérates et totalitaires de l’UNESCO.
Il y a néanmoins plusieurs problèmes, et des plus préoccupants. D’abord, on ne combat pas une hypocrisie par une autre. Nul n’ignore le caractère problématique du statut de Jérusalem, ville conquise, dans ses frontières actuelles, par la force – ce qui n’ôte rien à mes yeux à ce que je viens de dire mais pose inévitablement une autre question : celle des Palestiniens, des Arabes qui y vivent depuis des siècles et dont les droits méritent évidemment d’être rappelés. Il est vrai que la municipalité hiérosolymitaine pratique à leur encontre une politique souvent dénoncée comme injuste. Qu’il suffise de mentionner l’existence de ces quartiers (hideux au demeurant) construits depuis la conquête de 1967 au détriment de familles arabes systématiquement expropriées. C’est Netanyahou qui a par exemple lancé la construction – repoussée jusqu’à lui – de Har Homa en 1997 : un tiers des terres sur lesquelles ce quartier s’élève avaient appartenu à des Palestiniens avant qu’un édit ne les en dépossède cinq ans plus tôt, ainsi d’ailleurs que des propriétaires juifs. Pour moi, une chose est d’insister sur le lien éternel du peuple d’Israël avec sa capitale ; autre chose est de nier que les Palestiniens puissent avoir avec elle un lien à tout le moins séculaire, et donc le droit d’y vivre en paix et en sécurité.
Beaucoup de ceux qui critiquent la décision de Trump, le grand parti des sempiternels offusqués, ne voient pas ou refusent de voir ce caractère éternel du lien juif à Sion : ne connaissant pas Jérusalem, ils ignorent ce que cette ville signifie pour ses enfants – et comme Juif, je me compte parmi ces derniers. Ils ne voient pas à quel point le judaïsme lui doit d’exister, à quel point le renouveau contemporain de la spiritualité juive est sans elle impensable : foin du diasporisme, il faut n’être jamais allé là-bas pour ignorer la richesse de la vie juive enracinée, et je ne parle pas seulement de la foi et du culte ! Ils ignorent surtout que Jérusalem, capitale du Royaume d’Israël il y a trois mille ans déjà, compte à nouveau depuis plusieurs siècles une majorité d’habitants juifs. Et que si la Guerre d’Indépendance y a suscité de trop nombreuses expulsions du côté arabe, la conquête de ses quartiers orientaux par la Jordanie a aussi occasionné le départ de près de deux mille Juifs – et ultimement, l’impitoyable destruction d’un patrimoine architectural séculaire. Aussi, qu’on me permette de ne pas tenir compte de l’opinion des nations islamiques en la matière : qu’Erdogan, Bouteflika, Rohani soient plus choqués par le changement de statut de cette ville que par les morts du Yémen, que les génocidaires Assad et Béchir se croient le droit d’exprimer à ce sujet un quelconque avis, voilà qui les condamne, de la part de ceux qui ont la civilisation à cœur, à un surcroît de haine et de mépris.
Mais d’autres se réjouissent de ce changement de ligne diplomatique, et combien parmi eux arrivent à voir la Jérusalem que nous racontent Amos Oz et David Shahar, celle des familles arabes justement, chrétiennes ou musulmanes, celles-là aussi présentes depuis des siècles dans la ville – depuis toujours peut-être si l’on songe que bien des Palestiniens, exilés pourtant en 1948, descendent en fait de la paysannerie juive restée sur place après la destruction du Temple ? Combien savent à qui appartenaient les splendides maisons de Baka, de la Colonie Allemande, de Talbiyeh, de Katamon ? Je peux me réjouir de ce que mon droit de Juif à y vivre chez moi – si tel était mon désir – soit reconnu ; je ne veux pas accepter l’effacement des autres.
En outre l’hypocrisie diplomatique est-elle nécessairement une faute ? Beaucoup diront que c’est le contraire et que s’il est bien un domaine où mentir est une vertu, c’est celui des relations internationales. Que le sang coule pour des principes, passe encore s’il s’agit de permettre, ultimement, la sécurité et la paix – et par conséquent pas de sang. En revanche, on ne risque pas autant de vies pour des raisons aussi frivoles que la reconnaissance d’une capitale qui dans les faits ne changera rien à la vie du pays. La Oumma a tort de nous menacer, mais si ça n’est que pour une aussi maigre satisfaction, on a tort de la défier sans penser aux futures victimes de son ire. Quand Charlie Hebdo caricaturait son prophète, c’était l’affirmation suprême de la liberté démocratique, une question donc de vie ou de mort : ça n’est pas le cas ici.
Quant à plaire aux millénaristes, chrétiens ou juifs, voilà une encore plus piètre raison de risquer la paix. Les voici pourtant, ces fous furieux, absolument «ecstatic», les chrétiens surtout, depuis le discours de leur président. Le pasteur Johnnie Moore, leader du cercle évangélique entourant Trump et Pence, a ainsi salué l’annonce comme un gage de loyauté à cette droite fondamentaliste pour laquelle le retour des Juifs à Sion est la condition nécessaire du «Second Coming», du retour du Christ sur terre. Une droite qui dit aimer les Juifs mais déteste tout ce qu’ils apportent de liberté et d’esprit de rébellion à la société américaine, qui aime en somme les Juifs à barbe de ses rêves en méprisant les Juifs de chair et de sang. S’il suffisait d’une raison pour faire taire les demi-habiles de l’analyse géopolitique, la seule existence de pareils exaltés ne suffirait-elle pas ? Nous parlons tout de même de gens pour lesquels le Second Avènement du Christ est une évidence scientifique mais ni les dinosaures ni l’évolution des espèces, et qui ne croient pas non plus que la Terre soit née il y a plus de six mille ans. Dès lors il n’y a rien qui m’horripile plus que le langage de la realpolitik affecté par certains soutiens de Netanyahou, en France comme aux Etats-Unis : ceux auxquels Trump a irresponsablement cherché à plaire sont tout sauf des réalistes, et c’est, de même, au nom d’un idéalisme de mauvais aloi doublé d’un désir infantile et provincial de reconnaissance, non par réalisme, que le Premier ministre israélien a applaudi le geste du 6 décembre.
Le sionisme est en crise. Il n’est plus seulement irrédentiste, il est gagné par un messianisme ravageur. L’immense historien et théologien Gershom Scholem craignait déjà que le retour de cette aspiration antique n’en vienne à le corrompre. «Je suis venu ici parce que je pensais et je pense toujours que le sionisme n’est pas un mouvement messianique», affirmait-il en effet. Et c’est pour cela qu’il déplorait les menées du Gouch Emounim, le Bloc des Croyants, une formation extrémiste, théocratique et messianique, dont les enseignements, bien qu’elle-même ait disparu depuis les années 80, continuent de séduire certaines franges de l’extrême-droite religieuse – où certains défendent sans vergogne l’usage de la terreur contre les Arabes, voire la mise à sac des lieux de culte chrétiens. Mais Scholem regrettait aussi l’introduction dans la liturgie juive mainstream d’une formule au pouvoir sourdement destructeur : «l’Etat d’Israël, commencement de la floraison de notre Salut». Rares sont les synagogues qui ne l’aient adoptée : les ultra-orthodoxes s’en sont le plus souvent gardés – pour des raisons d’ailleurs plutôt dérisoires – et, à ce que j’imagine, certaines de ces communautés gauchistes que l’on peut trouver aux Etats-Unis – pour des raisons non moins dérisoires à la vérité ; à part eux, tous l’utilisent, le plus souvent sans y réfléchir. On comprend pourtant le danger de ces mots, autant pour l’avenir politique des Juifs que pour leur avenir spirituel.
La possibilité d’une troisième Intifada au nom de Jérusalem et du Mont du Temple, la perspective de milliers d’autres morts, d’un bain de sang où pourrait bien finir une démocratie israélienne déjà attaquée depuis des années par des fanatiques de plus en plus puissants et par son Premier ministre même, leur allié par opportunisme ou par stupidité, tout cela illustre bien la menace inhérente au messianisme : quand on a Dieu avec soi, on est prêt à tout, à tuer comme à mourir ou à immoler ses propres enfants, la fin ultime justifiant le sacrifice du présent.
C’est une telle pensée, quoique confuse peut-être et bizarrement mêlée de machiavélisme à la petite semaine, qui anime Netanyahou et ses camarades millénaristes : comme si la domination politique ne suffisait pas, il leur faut que la judéité de Jérusalem soit reconnue de tous. Cette exigence de pur prestige, religieuse au fond, mais qui n’apporte en fait rien aux Juifs, lesquels non seulement savent que Jérusalem est leur, mais peuvent encore y vivre aujourd’hui en toute liberté – fût-ce parfois au détriment des Arabes – et y possèdent de facto les institutions de leur indépendance politique, ne peut que mettre en péril une fois encore, les chimères eschatologiques prenant le pas sur l’amour de la vie, l’existence simple et paisible que l’Etat juif devait offrir à ses habitants et à la région : voilà donc pourquoi la décision de Trump pourrait bien être de celles que le tribunal de l’Histoire ne pardonne pas.