L'immigration tunisienne à Lampedusa : une bombe à retardement pour l'Europe

L'immigration tunisienne à Lampedusa : une bombe à retardement pour l'Europe

Par Laura-Maï Gaveriaux, journaliste indépendante de retour de Zarzis 

 

Au lendemain de la visite en Tunisie du ministre de l'Intérieur italien, Matteo Salvini, il est temps pour les leaders européens de réagir face au massif désir d'exil de la jeunesse de ce pays.

Tribune. C’était en avril 2011, la scène est entrée dans les annales de la photo de presse. Béji Caïd Essebsi, Premier ministre par intérim de la jeune Tunisie post-Ben Ali – dont il est, depuis, devenu le président –, le visage barré d’une grimace douloureuse et grotesque en pleine conférence de presse conjointe avec Silvio Berlusconi. Le chef de l’exécutif italien est venu jusqu’à Tunis pour lui faire la leçon : «Maintenant, vous allez maîtriser votre tsunami humain !» Le «Cavaliere» désigne alors les milliers d’embarcations illégales arrivant sur Lampedusa depuis quelques semaines, dans le ressac des violences révolutionnaires. Finalement, un accord léonin sera trouvé : Tunis promettant de renforcer le contrôle de ses eaux territoriales, tandis que l’Italie renverra les charters, en échange de quelques permis de travail temporaires. Ou quelque chose comme ça. Pour ce que ça changera…

La solution devait pourtant régler le problème «définitivement». Sans que jamais le dossier des disparus en mer (ou sur terre, car certains avaient pourtant bien atteint les rives siciliennes) ne soit pris au sérieux par les autorités d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Un stigmate de plus dans la longue liste des traumatismes passés sous silence en Tunisie.

Emigrer envers et contre tout

Sept ans plus tard, d’autres vagues migratoires originaires de Syrie et d’Afrique subsaharienne sont venues submerger, non pas l’Europe (à peine 43 000 personnes environs en 2018, les flux n’ont jamais été aussi bas), mais les fantasmes populistes d’une frange de la classe politique. Quant à la Tunisie, elle mène tant bien que mal sa transition démocratique, coincée dans un système de jeux politiciens à somme nulle. Les partis et leurs têtes d’affiche étant plus préoccupés d’inscrire leur nom au programme des prochaines élections (législatives et présidentielles en 2019), que de répondre aux problèmes concrets de leurs concitoyens. Corruption persistante, justice transitionnelle à la peine, transformation institutionnelle et administrative à l’arrêt. Mais surtout, un chômage endémique qui fait dire, aujourd’hui, à de nombreux Tunisiens à travers tout le pays : «une révolution pour rien». Car au fond, ce n’est pas pour une nouvelle Constitution que la jeunesse de Sidi Bouzid et Kasserine était allée défier les snipers de la dictature. Leurs revendications étaient simples : travail et dignité. Comme l’un et l’autre se font attendre, cette jeunesse ne pense de nouveau qu’à une chose, émigrer.

Les départs ont repris, et si les autorités tunisiennes maintiennent un voile pudique sur le sujet, c’est bien encore une fois la raison affichée de la visite officielle de Matteo Salvini à Tunis ce jeudi 27 septembre. Comme un bégaiement de l’histoire. Le ministre de l’Intérieur italien parle de 4 000 arrivées depuis le début de l’année. Difficile de savoir si ce chiffre n’est pas gonflé. Mais je reviens du sud-est de la Tunisie où j’ai passé quelques jours auprès des candidats au départ ; ceux-là sont quotidiens et se font par dizaines.

Le week-end dernier s’est tenu, à Palerme, le procès de six pêcheurs Tunisiens originaires de Zarzis, ville côtière à deux encablures de la Libye, d’où partent de nombreuses embarcations illégales pour faire cap sur Lampedusa. Les marins se sont vus désigner comme passeurs, après avoir tracté une barque en détresse jusque dans les eaux territoriales italiennes. L’histoire fut à peine mentionnée, comme un fait divers, dans quelques brèves internationales. C’était au contraire une affaire hautement politique, annonciatrice des crises à venir. Car le capitaine de l’équipage sur le banc des accusés n’était pas n’importe quel pêcheur. Outre que les images de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) montraient sans l’ombre d’un doute qu’il s’agissait bien d’un sauvetage et non d’une opération de trafic, l’homme, qui risquait quinze ans de prison pour n’avoir pas laissé 14 personnes mourir au large, est aussi un syndicaliste et un leader d’opinion pour la communauté des marins-pêcheurs de Zarzis. Il organise régulièrement des formations au sauvetage en mer en partenariat avec Médecins sans frontières. Lui-même n’en était pas à son coup d’essai, puisqu’il avait déjà récupéré une centaine de personnes à la dérive depuis le début de l’année.

Bref, ce week-end, à Palerme, et même si les six marins furent finalement relaxés, c’était la société civile qu’on avait mise sur le banc des accusés. Celle-là même qui va au-devant des expéditions miliciennes d’extrême droite «Defend Europe» quand les autorités des pays concernés traînent à réagir. Celle qui s’organise pour pallier la faillite des Etats dans ce qu’il faut cesser de nommer une «crise humanitaire». Car l’humanitaire, lui, répond présent et accomplit sa mission ; en témoigne l’interminable errance de l’Aquarius, sur le point de devenir un bateau fantôme, après que le Panama a cédé aux pressions de l’Italie pour qu’il lui retire son pavillon.

C’est donc d’une crise politique qu’il s’agit. Et la seule voix, tonitruante, qui se détache de la cacophonie ambiante est celle du nouveau gouvernement populiste italien. Son message est clair. Il n’hésitera pas, désormais, à criminaliser les ONG et la société civile. Dans le silence assourdissant de l’Europe et l’inaction coupable de ses dirigeants. Comme si, finalement, la brute arrangeait le truand. Mais qui voudra bien être «le bon» ?  

Naviguer à l’iPhone

Cela fait quelques années que je travaille en Tunisie. Dernièrement, je n’ai pas croisé un seul jeune de moins de 30 ans dont le projet, à plus ou moins court terme, ne soit pas l’exil. Le phénomène touche désormais des familles entières et, fait relativement nouveau, des femmes seules, parfois enceintes, se décident, elles aussi, pour le départ clandestin.

A Zarzis, où j’ai passé quelques jours immergée dans la réalité des pêcheurs mobilisés pour la libération des leurs, le rêve est même toujours un projet. Ce que l’Europe doit comprendre, c’est qu’en Tunisie, l’époque des passeurs est d’ailleurs révolue. Les gamins sont trop au fait des histoires sordides autour des réseaux libyens. Et ils sont malins. Désormais, ils se mettent d’accord à 15 : chacun ramène 1000 dinars (305 euros) pour acheter une petite barque, quand ils ne la volent pas à la casse du port. Ils se procurent deux moteurs (au cas où le premier lâche), des gilets de sauvetage. Et ils prennent la mer, naviguant… à l’iPhone. Ubérisation de la migration. C’est tout simplement de la folie. Pour avoir vu les embarcations dont il s’agit, je ne saurais les qualifier autrement que comme des coquilles de noix à l’assaut d’une Méditerranée imprévisible. Les anciens ont beau les mettre en garde, et les marins professionnels tenter de les dissuader, on a beau leur dire pour les centres de tri à Lampedusa, pour le climat de plus en plus xénophobe en France… rien ne les arrête.

L’immigration clandestine tunisienne est une bombe à retardement sur laquelle la France ne pourra pas longtemps fermer les yeux. Car c’est son problème. D’abord parce qu’elle est la destination finale et rêvée de la plupart de ces aventuriers d’infortune. Ensuite pour le rôle qu’elle a joué à chaque étape de cette révolution et de ses méandres (d’abord caution de la dictature, puis choisissant ses interlocuteurs au gré de ses intérêts et non de ceux des Tunisiens). Enfin, en vertu d’une dette coloniale qu’elle ne peut ignorer, même si la Tunisie ne la revendique pas aussi bruyamment que certains de ses voisins.

Le XXIe siècle est celui de la migration (version pauvres du Sud) et des mobilités (version riches du Nord). Immigrés versus «expats». Mais ce n’est ni un accident de l’histoire ni une crise. Il est temps pour les grands leaders européens de proposer une politique digne de ce nom, et de proposer une réponse aux défis que pose cette mutation globale dans l’histoire de nos civilisations. Car rien n’empêchera les rêveurs du «monde laissé pour compte» (le tiers-monde de ce siècle), de venir chercher la possibilité d’un avenir chez nous. Je les ai vus partir à la mer comme on part à la mort. Plutôt la mort que l’absence d’espoir.

Laura-Maï  Gaveriaux est l'auteur de Sales guerres, Éditions de l’Observatoire, 2018.

Ajouter un commentaire

CAPTCHA
Cette question est pour verifier que vous etes une personne et non une machine et ce, pour empecher tout envoi de spam
Image CAPTCHA
Saisir les caractères affichés dans l'image.
Français