A Paris, une vente aux enchères suspendue après avoir fait polémique en Tunisie

A Paris, une vente aux enchères suspendue après avoir fait polémique en Tunisie

Des manuscrits, objets et vêtements ayant appartenu à Habib Djellouli, un dignitaire de l’époque beylicale, seraient sortis illégalement du pays.

Par Roxana Azimi - Le Monde

 

C’est depuis vingt ans un rituel bien huilé. Chaque année, la maison parisienne Coutau-Bégarie orchestre à Paris une vente « Noblesse & Royauté ». Programmée le 11 juin, la prochaine du genre a toutefois dépassé l’intérêt du cercle des amateurs de têtes couronnées, soulevant une polémique en Tunisie. En cause : la dispersion d’un ensemble de 114 lots de manuscrits, objets et vêtements ayant appartenu à Habib Djellouli (1879-1957), un dignitaire de l’époque beylicale.

Conservés par son fils Ahmed Djellouli, décédé en 2011, et répartis entre plusieurs héritiers, ces objets seraient sortis illégalement de Tunisie, en infraction avec « l’article 57 du code du patrimoine, qui stipule que les objets culturels ne peuvent sortir du territoire sans autorisation expresse du ministère de la culture », dénonce Faouzi Mahfoudh, directeur de l’Institut national du patrimoine.

« Dans un souci d’apaisement et en accord avec le propriétaire légal », Coutau-Bégarie a décidé, jeudi 4 juin, de « suspendre provisoirement » la vente, le temps d’entamer les discussions avec les autorités compétentes.

Dans la foulée, Fatma Djellouli Ben Becher, représentante des héritiers Djellouli, a publié un communiqué indiquant que ces derniers ont appris par les réseaux sociaux l’organisation de cette vente dont ils ont demandé l’interruption. Mme Djellouli Ben Becher a rappelé qu’en 2012, ils avaient donné plus de 1000 ouvrages en arabe et en français à la Bibliothèque nationale de Tunisie.

« Une source d’information inestimable »

A leur demande, cette institution avait effectué, le 21 février 2019, un inventaire de 25 manuscrits en vue d’un éventuel achat. « L’ensemble était d’une valeur inégale, rapporte sa directrice, Raja Ben Slama. Nous n’étions pas intéressés par les pièces coraniques, qui n’étaient pas des unica [pièces uniques], mais seulement par trois manuscrits, dont deux se trouvent dans la vente. » La famille avait alors décliné l’offre de 1 500 dinars (environ 465 euros), jugée trop basse pour ces deux manuscrits.

L’estimation pour l’ensemble qui devait être mis en vente le 11 juin reste néanmoins modeste : autour de 30 000 euros. « C’est une bibliothèque orientale comme on en voit beaucoup et aucun objet ne sort de l’ordinaire », observe l’experte Marie-Christine David, qui a évalué beaucoup de lots entre 300 et 1 200 euros.

Si leur valeur économique est faible, leur intérêt patrimonial serait en revanche important, d’après l’historien d’art Ridha Moumni, commissaire de l’exposition « L’Eveil d’une nation, l’art à l’aube d’une Tunisie moderne (1837-1881) » au palais de Ksar Saïd en 2016. Et de préciser : « Prenez la chronique des rois de Tunis, c’est une copie du XIXe siècle, elle est estimée à 300 euros, mais c’est une source d’information inestimable pour l’histoire de la Tunisie. »

Un contrôle aux frontières relâché

Nombreux sont aujourd’hui les Tunisiens à exporter discrètement leurs biens pour les vendre en France. « Le système des enchères est encore embryonnaire en Tunisie et les prix à Paris sont forcément plus élevés grâce à une clientèle internationale, décrypte un observateur. Il y a aussi, pour les vendeurs, l’idée d’obtenir des devises étrangères plus stables que le dinar, fortement dévalué depuis la révolution. »

Si, pressées par l’opinion publique, les autorités tunisiennes sont montées cette fois au créneau, c’est que des fonds privés de cette nature sont rares en Tunisie, l’autre collection importante en mains privées étant celle des Ben Achour, conservée par les descendants de cette dynastie de théologiens.

La polémique a d’ailleurs eu le mérite de questionner la place du patrimoine en Tunisie, où les institutions sont vieillissantes, leurs budgets insuffisants et le cadre législatif obsolète. Le contrôle aux frontières est lui-même relâché, puisque selon Faouzi Mahfoudh, à peine une vingtaine d’objets sont saisis tous les ans par les services douaniers.

« Il faut une politique plus active de protection du patrimoine, qui passerait par un classement plus généralisé, des acquisitions, ainsi qu’une veille constante du marché international, notamment une commission qui épluche sérieusement les catalogues de ventes », suggère Ridha Moumni, qui appelle de ses vœux l’ouverture d’un musée consacré à la période moderne.

« La Tunisie est un grand chantier démocratique qui se construit grâce à des petits scandales de ce genre », ajoute Raja Ben Slama. Mardi, le ministre des affaires culturelles a ainsi promis un inventaire général des biens culturels pour éviter l’hémorragie du patrimoine national. « C’est une décision capitale qu’on attendait depuis des années », se réjouit Raja Ben Slama.

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