Rencontre avec Norbert Saada, par Raoul Bellaiche

Rencontre avec Norbert Saada

Raoul Bellaïche

 

Directeur artistique chez Barclay  au début des années 60, il devient gérant de La Compagnie, maison d’édition puis label indépendant créée par Hugues Aufray.

À partir des années 70, Norbert Saada est surtout actif dans le cinéma : il travaille aux côtés de Sergio Leone (Il était une fois la révolution), produit quatre films d’Alain Delon (dont Monsieur Klein et Mort d’un pourri). Avec sa propre structure qu’il crée en 1978, on lui doit de nombreux succès cinématographiques qui l’amèneront à collaborer avec UGC. Dans les années 90, il écrit et produit la sérieAntoine Rives, le juge du terrorisme (Canal Plus).

Personnage de l’ombre un peu  « mythique », rarement interviewé, Norbert Saada évoque ici sa carrière dans la musique et le cinéma.

Arrivé de sa Tunisie natale en novembre 1957, il devient pensionnaire au collège de Sainte-Barbe. Paris, qu’il ne connaît qu’à travers le cinéma et la radio, le fascine et il veut tout de suite connaître les endroits qu’il « faut voir ». On lui parle de Montmartre, il s’y précipite. « Je suis donc monté sur la Butte et en redescendant, je suis tombé sur trois jeunes gens qui jouaient au Pichet du Tertre : c’était Aldo Frank, Pierre Barouh et Francis Lai ! Nous sommes copains depuis cette époque. »

 

Danseur au Club Saint-Hilaire

Norbert s’installe à Paris et en 1963, il est animateur-danseur au Saint-Hilaire, célèbre club de la rue de Rennes, animé par François Patrice et fréquenté par la jet-set. Avec Harold Nicolas et Nicole Croisille, il « lance » les danses nouvelles... « Nicole était danseuse avec Arthur Plaeschaert et Harold Nicolas était l’un des deux Nicolas Brothers (son frère s’appelait Fayard), un duo américain qui faisait un des plus grands numéros de claquettes. Le duo s’était séparé et Nicolas est venu vivre en France pendant une dizaine d’années. Il a également chanté et enregistré des disques chez Barclay sous son nom, Harold Nicholas. »

Un jour, Eddie Barclay, de passage au Club Saint-Hilaire, lui propose de travailler dans sa maison de disques... « Et voilà comment je suis entré dans le métier. Le premier disque que j’ai réalisé chez Barclay était le super 45 tours d’Hugues Aufray avec Dès que le printemps revient. C’était en 1964, et j’ai fait tous les suivants, sans exception. »

 

Quatre directeurs artistiques

Chez Barclay, Jean Fernandez, Léo Missir et Naps Lamarche sont les principaux directeurs artistiques. Norbert se joint à eux. « Responsable des variétés, Naps (décédé aujourd’hui), s’était “planté” en refusant Françoise Hardy et quelques autres, ce qui avait énervé Eddie Barclay qui lui a alors confié le fonds de catalogue. Léo Missir était plutôt indépendant avec le label Riviera. Il avait notamment engagé Nicoletta. Jean Fernandez et moi, nous assurions la production de tout le reste. J’ai donc eu la chance d’enregistrer des disques avec l’idole de ma jeunesse, Charles Aznavour. »

 

Brel et Amsterdam

Norbert travaille aussi avec Jacques Brel. C’est lui qui « met en boîte » le fameuxAmsterdam à l’Olympia dont il n’existe pas d’enregistrement studio. « Quand Brel chantait sur scène, il ne laissait pas les gens applaudir et enchaînait tout de suite la chanson suivante. Mais ce soir-là, le public est resté debout à l’applaudir pendant de longues minutes... Une ovation invraisemblable. Après le spectacle, nous étions allés à la Calavados – un restaurant de l’avenue Pierre 1er de Serbie fréquenté par tout le showbiz –et à deux heures et demi du matin, il me dit une chose qui m’avait frappé : “Norbert, je crois que j’ai raté ma carrière...” – “Comment, Jacques, ce soir, c’est ton plus grand triomphe !” – “Peut-être, mais ce soir l’interprète a éclipsé l’auteur...”

Quand il a voulu s’arrêter, je me souviens d’une discussion mémorable à Londres, entre lui et Charles Aznavour. Aznavour lui disait : “Mais tu ne vas pas t’arrêter, il faut continuer, on a besoin de toi...” Alors, Brel, assez méchamment, il faut bien le dire, lui a répondu : “Je préfère m’arrêter que d’être obligé de chanter La Mamma !” Peu après, il s’est quand même excusé de sa réaction.

Brel était malade et il était le seul à le savoir. Je peux vous dire que son seul véritable ami dans le métier a été Charley Marouani. Il était déjà à ses côtés quand il débutait à L’Échelle de Jacob et il est resté son agent jusqu’à la fin. »     

 

Cerdan contre Ferrer

« Chez Barclay, on avait “signé” Martine Cerdan, une nièce de Marcel. Mais moi, je voulais engager Nino Ferrer avec lequel j’avais déjà fait un disque, sous un autre nom, où il chantait Hello Dolly en français. “Mais pourquoi tu viens pas chez nous ?” – “Je ne peux pas, je suis en contrat avec Nicole Barclay, chez Bel Air.” 

Un soir, dans une boîte à la mode du Cap d’Antibes, je tombe sur Nicole Barclay. Je sais qu’elle aimait beaucoup Martine Cerdan. “Nicole, je te propose une affaire : on échange Martine Cerdan contre Nino Ferrer...” On a signé un papier. Le lendemain, à la réunion de Barclay, j’annonce fièrement : “Nous n’avons plus Martine Cerdan dans notre catalogue ! J’ai échangé son contrat contre celui d’un garçon qui s’appelle Nino Ferrer.” Scandale autour de la table ! Voilà comment Nino est rentré chez Barclay. Il a sorti Mirza et a tout de suite connu un très gros succès. » 

 

The house of the rising sun

« J’avais découvert The house of the rising sun à la maison d’édition de Sacha Distel, qui représentait en France un éditeur anglais. C’était une démo enregistrée par Eric Burdon et les Animals, avec déjà cet accompagnement d’orgue...

J’ai fait écouter la chanson à Hugues Aufray. Avec Vline Buggy il en a écrit l’adaptation française, Le pénitencier, et l’a apportée à Johnny Hallyday qui l’a aussi enregistrée. La version d’Hugues n’a pas marché parce que dans cette chanson, l’orgue était un élément fondamental. C’est ce qu’avaient compris les Animals car l’original est un vieux folk-song américain qu’a aussi enregistré Joan Baez. »

Norbert Saada et Otis Redding à Paris. © Coll. N. Saada

 

Rhythm and blues

À la grande époque du rhythm and blues, Norbert Saada croise Otis Redding et Aretha Franklin. « J’étais devenu très ami avec Otis, j’étais allé chez lui en Amérique. C’était un des garçons les plus gentils que j’ai connus. Il était venu à Paris, dans le cadre d’une tournée européenne du label Stax. Pendant les répétitions à l’Olympia, je lui demande pourquoi il ne chante pas Fa Fa Fa Fa Fa, un grand succès en France...“ On ne l’a pas répété avec mes musiciens...” Je suis alors allé acheter un petit Teppaz, que j’ai installé sur la grande scène, et j’ai passé des dizaines de fois le morceau pour qu’il répète... Voilà comment on a fait le disque d’Otis Redding (« Rhythm and blues show at the Olympia »). J’ai fait ensuite l’album d’Aretha Franklin, “Aretha in Europe”, en enregistrant ses prestations parisiennes. »

Évoluant dans le monde de la soul music, Norbert Saada se lie aussi avec les frères Ertegun, fondateurs du fameux label Atlantic. « Ahmet est toujours vivant [il est décédé en décembre 2006], son frère Nesuhi, lui, est mort jeune. Ces deux “malades” de jazz m’avaient pris en sympathie et je devais même travailler chez eux en Amérique mais je me suis dégonflé... Dommage car  je connaissais beaucoup de monde aux États-Unis... »

 

Revival

« Ayant pris en licence le catalogue américain MCA, j’avais rencontré Louis Armstrong car je voulais fêter son anniversaire à Paris mais son médecin ne voulait pas qu’il vienne en France... J’ai ressorti le fameux album “The Good Book” ainsi que plusieurs disques des pionniers du rock and roll comme Bill Haley... En fondant La Compagnie, je croyais beaucoup au “revival”... Barclay, qui en était le distributeur, avait eu des ennuis financiers : nos traites n’ont pas été payées et notre banque nous a laissé tomber pour six cent mille francs... Mais on ne s’est pas trompé car tout ce qu’on avait prévu a marché très fort. »

 

La Compagnie

Avant d’être un label (avec, comme logo, la petite marguerite), La Compagnie a été une maison d’édition. Regroupant auteurs, compositeurs, arrangeurs et interprètes, La Compagnie fonctionne comme une « usine à chansons », un peu à la manière des fameux « Séminaires Barclay ». L’objectif : se constituer un catalogue de chansons et placer le maximum de titres aux interprètes du moment, et pour cela, des interprètes et des choristes « maison », comme Nicole Croisille ou José Bartel, enregistrent des maquettes. Durant trois ans, de 1968 à 1970, ce « laboratoire » contemporain du label Saravah de Pierre Barouh aura été une intéressante expérience, rassemblant des interprètes comme Nicole Croisille (à qui il incombera souvent d’écrire les textes en anglais), France Gall, Gilles Dreu, Jean-Claude Pascal... sans oublier Hugues Aufray.

« Avec La Compagnie, nous avons gagné plusieurs grands concours comme celui de La Rose d’Or : en 1967 avec les Troubadours (Le vent et la jeunesse), en 1969 avec Nicole Croisille (Quand nous n’aurons que la tendresse). J’ai aussi réalisé un album avec Esther et Abi Ofarim où il y avait cette très belle chanson en hommage à Gérard Philipe, Un prince en Avignon. »

En 1968, Saada produit Gilles Dreu. « Il était champion de judo à l’époque. Je lui ai demandé d’avoir un look “Che Guevara”, de se laisser pousser la moustache et de fumer un gros cigare sur la pochette du 45 tours... Il a enregistré Alouette. On a fait un triomphe avec cette chanson. C’était en mai 68. »

La Compagnie au grand complet : Norbert Saada et Hugues Aufray au premier plan.

Derrière eux : Gilles Dreu, Nicole Croisille, France Gall, José Bartel (notamment)...

 

Le label La Compagnie, qui produira une cinquantaine de 45 tours simples, une dizaine d’EP et autant de 30 cm, compte plusieurs musiciens et arrangeurs de talent : André Popp, Jean-Pierre Bourtayre, Aldo Frank et Michel Colombier qui y publiera, en 1969, l’album pop « Capot pointu ». Deux ans plus tard, ce sera « Wings », un instrumental de Michel Colombier, distribué aux États-Unis par A & M, le label de Herb Alpert, album qui obtiendra l’Oscar Down Beat, best seller dans le monde entier... sauf en France. 

Parmi les autres artistes de La Compagnie, quelques uns comme F. R. David, Lucky Blondo, Philippe Monet ou le québécois Claude Dubois n’y feront qu’un court passage avant d’aller voir ailleurs... Hugues Aufray, lui, en rupture de Barclay, y enregistrera deux beaux albums. 

De son vrai nom Maguy Banon, Tina, l’épouse de Norbert Saada, fut une des artistes « maison » : « Elle chantait de façon “noire”. Avec Tina, Aldo Frank et Nicole Croisille, on avait participé au Festival de Rio. Aldo dirigeait l’orchestre, avec Jacques Denjean. Nicole et Tina chantaient une chanson d’Alain Chamfort et Michel Pelay. »

La Compagnie en studio.

Après La Compagnie, Norbert Saada travaillera avec Vangelis, à la fin des Aphrodite’s Child. « Je l’ai aidé à finir le fameux album “666”. On a collaboré pour divers projets qui n’ont pas tous abouti, des musiques de films pour Frédéric Rossif, des pubs... Vangelis avait vraiment beaucoup de talent, il a été en avance de vingt ans sur tout le monde. À l’époque des Chariots de feu, je m’étais davantage investi dans le cinéma et travaillais beaucoup avec Ennio Morricone, avec qui j’étais très ami. J’ai connu Sergio Leone au moment de Il était une fois dans l’Ouest. Ensemble, on a co-produit Mon nom est personne. »

 

Le métier, hier et aujourd’hui

« Dans les années 60 et 70, on sortait dix à quinze disques par semaine ! Entre Philips, Barclay, Pathé Marconi et Vogue, c’était la grande bagarre ! Il y avait beaucoup de dégâts, mais au moins il sortait des artistes nouveaux ! Tout le monde avait sa chance. Aujourd’hui, il n’y a plus de création, tout est affaire de marketing : on fait des maquettes, on teste, si ça ne plaît pas aux moins de 25-30 ans, ça ne sort pas... »

Avec Jacques Canetti et Gérard Tournier, Saada met en place le premier syndicat des éditeurs de musiques. « On avait fait la première conférence de presse eu Midem. Ça a été cinglant, les maisons de disques n’étaient pas contentes ! »

 

Propos recueillis 

par Raoul Bellaïche

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