COMMENT EST NÉE LA MLOUKHIA : Légende de la Dame noire, par Lotfi Essid
Vous connaissez tous l’histoire de la Dame blanche, cette apparition que certains ont rencontrée l’hiver, par nuit et brouillard. Mais vous ignorez qu’il existait aussi il y a bien longtemps, la Dame noire qui a commencé à sévir dans le quartier juif de la Hara. Elle apparut quand la Hara vivait dans la misère absolue.Un matin d’hiver, Rima, qui élevait une marmaille, et ne pouvant offrir à ses enfants des plats de riches, leur servait souvent des ragoûts qu’on appelle plat de rassasiement ou de consistance, des plats simples faits de semoule et de pois chiches. La pomme de terre prenait une place importante pour gaver ces petits ventres, qui loin de se plaindre, se contentaient de ce que leur maman cuisinait. Le seul morceau de viande était destiné au chabbat.. Les boulettes étaient sans viande, la farce, comme on dit chez nous, était Falssou ou kathaba. Le 17 janvier 1899... Alors qu’elle descend faire son marché sur la place dite Bathat Chloumou, Rima remarque un vieil homme assis dans un coin de rue, habillé d‘une cachabiyé, un marchand ambulant de légumes. Devant lui, elle remarque une botte d’une salade qu’elle ne connaît pas. Elle lui pose la question. ...Yé Baba, kolli edi ech’noué? c’est quoi ces feuilles vertes…?
Le vieux répond : Je n’en sais rien, mon voisin vient d’arriver du bled et il m’a offert ces bottes…!Elles sont à vendre ? sourdi… un sou, si tu veux les prendre ! Rina paie sans savoir ce qu’elle a acheté. Elle se dit qu’une nouvelle salade relèverait le standard culinaire de sa famille. Elle rentre chez elle, pose son filet dans un coin et oublie ses maigres courses pendant trois ou quatre jours. En cherchant son filet, elle retrouve les feuilles d’herbe, qui entre temps ont eu le temps de sécher. Elle réfléchit et décide, comme guidée par une intuition, de les piler au mahres, pilon de cuivre. Yed mehres fi yédha, ou hia terhi - un manche à pilon dans sa main et Rima pile. Au bout d’une demi heure, elle obtient une poudre verte. Que vais je donc faire de cette poudre ? se dit-elle...
Elle réfléchit et, inspirée par son instinct de bonne cuisinière, elle se dit : je vais la cuire. Elle verse d’abord deux cuillères d’huile d’olive dans la poudre...et obtient une soupe noire liquide qui n’a aucun goût. Elle réfléchit encore et reconnaît qu’il lui faut beaucoup plus de cette plante. Elle redescend et, combe de chance, retrouve le vieux, toujours assis à la même place et, à ses pieds, au moins dix bottes de la mystérieuse salade. Quadech -combien… ? Sourdi ou nouss… ! Un sou et demi. Elle les prend toutes et se met au travail. Elle les laisse sécher durant une semaine. Puis, elle les pile et obtient près d’une livre de poudre verte. Elle refait la même opération ; sauf que cette fois, elle rajoute une gousse d’ail, un peu plus d’huile, une tomate écrasée, une pincée de sel, chwiyé kamoun et tchäché harissa et comme on dit chez nous, Etteklit alla rabbi … -
Elle s’en remet à Dieu. Elle laisse mijoter le tout sur le feu doux du kanoun, et au bout de trois heures de cuisson, elle obtient une texture toute noire et assez épaisse. Elle goûte et … tombe à la renverse. L’odeur de ce ragout va se loger voluptueusement dans les narines de sa voisine qui se posa bien des questions sur ce fumet étrange. Plus tard, Rimma lui fait goûter la sauce noire, et elle était émerveillée par ce velouté exquis. ... Louken tzid tarf merguez… ? -Et si tu rajoutais un bout de merguez ? Sitôt dit, sitôt fait. Le soir, la famille découvre avec enthousiasme ce nouveau ragoût. Rina est au comble de la joie. Enfin, elle va diversifier le menu plutôt frugal de la famille. Surtout que son ragoût se mange avec du pain et avec les doigts. La voisine peu discrète, se confie à son autre voisine ... Louken taaref chnoué dhoqt âand Rima, teoué téhbel... Salsa qahla w’bnina ! Si tu savais ce que j‘ai goûté chez Rima, tu deviendrais folle.. une sauce noire et très bonne ! L’autre Taïta, dure d’oreille, comprit Mraa Kahla… ! Une dame en noir...
Au bout d’une semaine, tout le quartier de la Hara s’attendait à apercevoir la Dame en noir sortir de chez Rima. La rumeur fit le reste, et certains hommes, firent le gué devant la maison de Rima pour la croiser. Hélas, point de dame en noir. Mais notre Rima, profitant de la rumeur, demande à son beau-frère Fraji de lui prêter son local pour une petite gargote. Il accepte et Rima, deux mois plus tard, ouvre un petit resto à l’enseigne L’mraa el kahla – La Dame en noir. Et, les hommes qui voulaient voir cette créature, ont déchanté, mais une fois assis, Rina, profitant de leur crédulité, leur servait un velouté noir succulent, contre un sou - sourdi. Elle rajoutera plus tard, quelques feuilles de laurier. Son plat devint célèbre et son affaire prospéra au-delà de ses espérances et de la limite de la hara. Elle changea au bout d’un an l’enseigne de on restaurant devenu Dar el Mloukhia !… Ainsi est née la Mloukia.
C’est Aïda ben Abdallah qui m’a envoyé – via messenger - ce conte de Mloukhia, que j’ai vaguement adapté en le simplifiant et en le débarrassant de nombreuses répétitions et traductions inutiles. Il aurait été raconté par Albert Simeoni Breïtou et rapporté dans un livre qui porterait le nom de Contes et légendes de Tunisie. Je n’en sais pas plus. Que Aïda soit vivement remerciée, et que ceux qui en savent plus sur ce fameux livre, me tiennent au courant. Bon dimanche et ras am. (LE)
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