Tunis, 1935. Le désastre discret de la bourgeoisie
Deuxième roman d’Amira Ghenim et premier à être traduit en français, Le désastre de la maison des notables a été récompensé par un Comar d’Or en 2020 en Tunisie, et faisait partie des finalistes du Prix international de la fiction arabe. L’écrivaine y propose une plongée dans le milieu de la bourgeoisie tunisoise des années 1930, mêlant personnages historiques et récit imaginaire, le tout servi par une narration polyphonique haletante.
Dans le roman polyphonique Le désastre de la maison des notables d’Amira Ghenim, une dizaine de narratrices et narrateurs racontent, chacun de son point de vue et donc avec son interprétation, les circonstances qui entourent un événement a priori scandaleux, le fameux « désastre » qui a eu lieu le soir du 7 décembre 1935 dans une maison de la grande bourgeoisie de Tunis. Cet incident est le prétexte à une trame narrative qui s’étend sur plus de 80 ans.
L’autrice choisit comme fil conducteur le personnage historique de Tahar Haddad, comme pour lui rendre hommage, alors que sa tombe à Tunis a été profanée en 2012. Cet intellectuel, syndicaliste, précurseur d’une pensée sociale et féministe qui sera reconnue dans la Tunisie indépendante, est au cœur d’une confrontation entre deux familles bourgeoises de la médina de Tunis : les Rassaa, libéraux, « connus pour leur vie à l’occidentale », et les Naifer, bien plus conservateurs. Comme aussi pour illustrer combien cet « hérétique », « apostat », « impie », « ennemi de la législation islamique », « ennemi numéro un de la nation » — selon les termes de ses détracteurs de l’époque — avait bousculé la société tunisienne.
Dévoiler la société bourgeoise
Zbeida Rassaa, mariée à Mohsen Naifer, est accusée d’avoir trompé son mari avec Tahar Haddad, et l’ensemble du roman s’articule, avec un suspense haletant du début à la fin, autour de cette supputation et des fantasmes, interprétations et digressions qu’elle permet. Jamais toutefois la parole ne sera entièrement donnée à la jeune Zbeida, comme pour montrer que les principales intéressées sont rarement entendues, encore moins écoutées. Et qu’importe, au fond, que celle-ci le soit, malgré son éducation qui lui a fait « acquérir des aptitudes néfastes et inutiles », car « rien au monde n’est plus nuisible à une femme que d’imiter les hommes ». Par sa vive dénonciation — forte de multiples démonstrations — du patriarcat et de la misogynie, la romancière, selon les mots de la traductrice poétesse Souad Labbize, rend « hommage aux femmes tunisiennes, trop longtemps privées de leurs droits ».
L’autrice choisit pour cela de donner la parole à une majorité de femmes, commençant et concluant le roman par leurs propos. L’enjeu reste que ces dernières soient maîtresses de leurs dires, malgré les doutes et les ragots. Elle n’hésite pas non plus à rendre hommage à des femmes illustres, telles que la militante féministe et socialiste Habiba Menchari, ou encore Tawhida Ben Cheikh, première femme médecin du monde arabe dans les années 1930. Elle s’attache en outre à la parole des inaudibles, servantes et belles-filles, qui connaissent le mieux les secrets de la famille Naifer. Celle-ci, cheffée par le juge suprême Othman Naifer, incarne la haute bourgeoisie tunisoise, méprisante et dénigrante envers et contre tous et toutes.
C’est que le mépris est présent à tous les niveaux : entre les familles, non sans humour, comme ici de la part de Jenina Naifer : « Les Rassaa mangent du pain de boulangerie, comme le commun des mortels ? Où va-t-on ! » ; envers les classes inférieures mais non sans poésie, comme ici des lèvres de Béchira Rassaa : « Les oiseaux marins ne fréquentent pas les oiseaux terrestres » ; entre les domestiques elles-mêmes et, bien sûr, contre les Noirs : « Mieux vaut mille djinns qu’un serviteur noir ! ». Ce mépris en devient même atavique, comme une tare, lorsqu’en 2013 la petite fille Hend Naifer rétorque à Louisa, la vieille servante noire, qui veut acheter un livre : « Aurais-tu appris à lire par hasard ? » Et ce alors que tout au long du roman, l’accès des femmes à la lecture, donc aussi l’écriture, ne cesse d’être moquée et dénigrée par les notables.
À travers ce roman choral, où une trame unique sert aux confidences, aux vécus et aux représentations d’un florilège de personnages, ce mépris diffus dissimule mal l’hypocrisie sociale structurante et structurée comme « un corps malade ». Celle-ci se manifeste notamment à l’encontre de Tahar Hadad, dont la famille est originaire de la campagne de Gabès, dans le sud-est du pays. Elle est le fait des cheikhs de la Zitouna, une des plus vieilles mosquées du monde arabe, située au cœur de la médina de Tunis, qui a longtemps servi d’université, notamment pour les études islamiques, mais aussi du bey, le souverain tunisien demeuré en place malgré le protectorat français (1881 – 1956), et de la part du parti nationaliste du Destour, fondé en 1920, à travers des campagnes de presse calomnieuses. Autant d’attaques qui ont fini par isoler le penseur, mort dans le dénuement en 1935. Le conformisme social, qui justifie par le respect de la tradition la conservation des intérêts de genre, de classe et de race, est ici mis à nue par la révélation, par chacun et chacune des protagonistes, de ses secrets et arrangements.
Au fond, c’est comme si cette grande famille était le reflet d’une partie de la société, et la société une grande affaire de famille. Les tabous sociétaux et familiaux sont déroulés avec une plume toujours vive et efficace, que ce soit l’homosexualité, la prostitution, l’avortement ou encore la pédophilie. Car s’en prendre à l’hypocrisie sociale permet de casser les préjugés, comme lorsqu’Ali Rassaa raconte ses souvenirs de :
Mme Laura, restée chaste malgré les portes grandes ouvertes du palais et son décolleté généreux, et de la tante Daddou, l’épouse du jardinier, femme aux mœurs faciles, bien que couverte de la tête aux pieds et étroitement surveillée.
Des contradictions qui permettent de repeindre les façades des dogmes et des croyances établies.
Un roman historique
Bien qu’il s’agisse d’une fiction, le roman est constamment historicisé par d’innombrables références. Le lecteur suit avec intérêt les grands moments de la lutte pour la libération nationale : le Néo-Destour d’Habib Bourguiba et les fulgurances visionnaires de ce dernier, la torture et les accusations de complot contre la sûreté de l’État de l’appareil colonial français, notamment à l’encontre d’Abdelaziz Thaalbi 3, les stratégies internes des différents courants de libération nationale et, à l’échelle internationale, la position de la Tunisie lors de la Seconde guerre mondiale ainsi que la création de l’État d’Israël.
Amira Ghenim s’attache également à rappeler la place particulière des révoltes en Tunisie, à toutes les époques. Que ce soit sous la période beylicale ou après Bourguiba, le roman semble ainsi insister sur la constance des soulèvements des populations méprisées par cette même classe bourgeoise. Le rappel de ces événements, au-delà de leur intérêt historique certain, laisse à penser que la vie reste parsemée de combats à travers la « tyrannie du temps ingrat » (Tahar Hadad). Cette mise en contexte est brillamment mise en scène par la théâtralité des lieux évoqués, à commencer par la maison Naifer et, en particulier, la centralité scénique de sa sqifa, entrée d’une maison traditionnelle, généralement en coudée, servant de sas intermédiaire entre l’extérieur et l’intime, témoin de tous les désastres et confidences. Le puzzle de souvenirs et d’intrigues du roman s’incarne aussi dans des institutions fameuses, du centre de détention Dar Joued au collège Sadiki, en passant par la prison de la Rabta, le Belvédère et la Khaldounia. Le lecteur zigzague ainsi entre les époques et les lieux, comme entre les venelles et alcôves de la médina, pour progressivement toucher du doigt « ce qui n’arrive même pas dans les maisons les plus humbles ».
La théâtralité s’apprécie également avec la force des métaphores, comparaisons et images, dont l’autrice, docteure en linguistique arabe, est friande, comme de pléthore de proverbes tunisiens. Parfois comique, à l’instar de ce Maltais ivre qui déchira ses vêtements sous l’effet du chant de Cheikh El-Afrit4, la force dramatique de certaines scènes s’avère palpable comme lors de la mort de Zeina, mère de la servante noire Khaddouj, qui « n’avait pas plus perturbé les célébrations des Naifer que s’il s’agissait d’une bête de leur cheptel », et la réaction-guillotine de la maîtresse de maison : « Morte, il ne manquait que ça… Tu aurais pu patienter deux jours, Zeina ? Deux jours seulement, le temps de finir la cérémonie de circoncision du fils d’Othman ! »
L’appétence d’Amira Ghenim pour la culture populaire tunisienne est notable — littéralement —, tout comme sa volonté de la partager, avec des évocations de pratiques (encens, washq, fassikh et fassoukh pour conjurer les sorts), de plats — à base de tripes d’agneau tels que le osban, les akod (ragoût de testicules), la mloukhiya (plat en sauce à base de poudre de corète) et la medfouna (boulettes de viande baignant dans une sauce à base d’épinards) — ; ainsi que les délicieuses pâtisseries de naissance (Konfide et bsissa), ou encore les tenues traditionnelles décrites avec force de détail. Les références religieuses, notamment coraniques, sont précises et celles, culturelles, en particulier littéraires, poétiques et musicales, du chanteur égyptien Sayyed Darwich au poète rebelle Abderrahmane Al-Kefi, donnent au texte un rythme appréciable. Les djinns et les saints occupent une place de choix, à l’image de Sidi Mahrez, saint patron de Tunis, connu pour être le protecteur des juifs de la capitale. Le roman revient de surcroît sur la coexistence entre juifs et musulmans en Tunisie, avec plusieurs personnages, dont l’émouvant pâtissier juif Pascal qui acceptera de marier sa fille Bahia à un des fils Naifer, pourtant musulman.
En écho à l’œuvre de Tahar Hadad, comme « un phare dans la nuit de l’obscurantisme et de l’arriération », la résonance contemporaine des combats sociaux évoqués, en particulier celui de l’émancipation des femmes, est prégnante, et permet même à l’écrivaine de donner un coup de canif dans le progressisme de façade d’un certain militantisme postrévolutionnaire de 2011, « d’hommes politiques qui ont proliféré au lendemain de la révolution, comme des algues vénéneuses ». Une littérature historique et politique qui donne envie de découvrir le dernier roman d’Amira Ghenim — pas encore traduit en français — sur Wassila Bourguiba et son influence en faveur des droits des femmes.
Léonard Sompairac - Orient XXI
Géopoliticien spécialisé sur le Proche-Orient, ayant travaillé à l’Agence française de développement et à l’Université du Caire.
Amira Ghenim
Le désastre de la maison des notables
Traduit de l’arabe (Tunisie) par Souad Labbize
Philippe Rey, Collection Khamsa, 2024
496 pages
25 euros