Tunisie : tempête autour des islamistes

Tunisie : tempête autour des islamistes

ANALYSE. Objet de vives attaques, le parti Ennahdha est pour l'instant le maître des agendas. Ennemi ou faiseur de rois, le parti islamiste est au cœur de l'échiquier politique.

PAR NOTRE CORRESPONDANT À TUNIS, BENOÎT DELMAS| Le Point Afrique

Les plaies non cicatrisées de 2013 saignent de nouveau en 2018. Aux origines du mal, deux assassinats. Ceux des hommes politiques Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Deux exécutions méticuleuses qui avaient plongé la Tunisie dans un cauchemar éveillé. Cinq ans plus tard, la justice n'a toujours pas déterminé la vérité. Périodiquement, le comité de défense – qui s'est constitué afin de faire progresser l'enquête – provoque des conférences de presse. La dernière en date, le 2 octobre, a délivré documents et enregistrements audio de conversations visant à démontrer l'implication d'Ennahdha dans ces deux crimes ainsi que l'existence d'un appareil clandestin au sein du ministère de l'Intérieur. Ce que Sofiane Zaag, porte-parole du 7 Avenue Bourguiba, a vigoureusement démenti. De son côté, le parquet a accepté d'ouvrir une enquête liée aux documents révélés. Ennahdha a accusé le Front populaire, la coalition d'extrême gauche dont étaient membres les deux victimes, « d'utiliser le sang des martyrs pour faire oublier ses échecs répétés aux élections ». Ambiance. Ce qui se trame en cette fin 2018 trouve ses racines en 2013 et rejaillira sur les élections de 2019. Au cœur de ce maquis d'insinuations, d'accusations plus ou moins voilées, le parti présidé par Rached Ghannouchi. Il est le premier bloc à l'Assemblée avec 68 députés (sur 217). Il a remporté les élections municipales de mai dernier, obtenant 130 mairies sur 350.

Un consensus noué à l'hôtel Raphaël

La campagne de 2014 – législatives et présidentielle – a creusé de profonds sillons dans l'opinion publique tunisienne. Après un duel entre « progressistes » et « islamistes », un accord de gouvernement a été noué au lendemain des résultats. Accord qui découlait d'une rencontre à Paris, en août 2013, entre Béji Caïd Essebsi (BCE) et Ghannouchi à l'hôtel Raphaël. Rencontre sponsorisée par l'homme d'affaires Slim Riahi, patron du Club africain et du parti UPL. Un accord a donc été trouvé dans ce coquet palace du 8e arrondissement de Paris, un des lieux du soft power maghrébin.

BCE y séjournait alors à titre personnel. Le leader d'Ennahdha avait demandé à le voir immédiatement, puis pris le jet de Riahi. Les deux hommes se sont parlé, avec virulence. Cela intervenait après le coup d'État mené en Égypte par le maréchal Sissi contre les Frères musulmans, vainqueurs des élections. La crainte d'une contagion égyptienne envers tous les islamistes de la région a contraint Ennahdha à négocier avec Essebsi. Malgré une campagne électorale 2014 anti-Ennahdha, BCE disant alors « c'est moi ou le Moyen Âge », les deux partis cogèrent le pays depuis le résultat du scrutin.

Ce deal préélections a profondément mécontenté les Tunisiens. Ceux qui avaient voté pour BCE afin de « se débarrasser des islamistes » se sont retrouvés avec une alliance avec « leur pire ennemi ». Quant à l'électorat islamiste, on lui avait promis de « se débarrasser des figures de l'ancien régime ». Ce fut l'inverse. Deux ministres de Ben Ali (Éducation nationale, Finances) ont depuis retrouvé leurs maroquins… BCE a admis que cette alliance lui avait coûté une partie de sa popularité, son parti d'origine, Nidaa Tounes, ayant perdu 73 % de ses électeurs en moins de quatre ans. Il est vrai que les résultats des législatives ne laissaient guère d'autre option, sinon le pays aurait été ingouvernable faute de coalition. Ce qui a fonctionné durant quatre ans. Le 24 septembre dernier, à la veille de la rentrée parlementaire, le président de la République déclarait que « le consensus entre (lui) et Ennahdha » avait vécu. À l'initiative de ces derniers. Depuis, surins et sarbacanes venimeuses font leur apparition.

La discipline Ennahdha face au chaos Nidaa Tounes

Ils sont discrets, méticuleux, organisés. Ils participent au gouvernement à travers plusieurs ministères-clés (Développement et Investissement, Santé), tout en soutenant ardemment Youssef Chahed, le chef du gouvernement. À l'ARP, ils forment un bloc parlementaire de 68 députés, un bloc discipliné qui fait d'eux la première force au sein de l'hémicycle du Bardo alors qu'ils n'étaient que seconds en 2014. Nidaa Tounes avait obtenu 86 élus. Quatre ans après, le bloc Nidaa n'en compte plus que 41. La débandade de ce dernier a non seulement engendré une crise politique toxique – guerre des clans entre celui de Hafedh Caïd Essebsi et celui de Chahed – mais a remis Ennahdha au centre du jeu. Le parti mené par Rached Ghannouchi tire les dividendes de son unité affichée d'un maillage très précis du territoire, d'une stratégie de normalisation édictée en 2016 et d'un effritement des partis dits « progressistes ». La rumeur persistante qui court sur Tunis au sujet d'un report des élections de 2019 est liée à cette situation : Ennahdha l'emporterait, majorité relative, faute de concurrents d'envergure.

Ennahdha « rachedo-dépendant »

En apparence, il n'y a pas plus uni que la direction du parti islamiste. Pas de petites phrases venimeuses, pas de vacheries – le sel de la vie politique mondiale –, point de querelles idéologiques publiquement affichées. Si un député se permet « en off » d'estimer qu'ils sont « trop Rachedo-dépendants », aucun des dirigeants ne se permettra de le dire « en on ». « Tant que Ghannouchi préside Ennahdha, personne ne se permettra de contester sa politique », poursuit un familier du QG de Montplaisir. Pourtant, les tensions sont réelles à l'intérieur du parti. Réélu président du mouvement en 2016, Rached Ghannouchi devrait céder sa place en 2020. « Avec le risque d'une scission au sein du parti, entre colombes et faucons », poursuit notre député. Pour l'heure, le parti est le seul capable de mener campagne avec militants, financements et expérience. Pour autant, Ennahdha a perdu un million d'électeurs entre les législatives de 2011 et les dernières municipales.

Municipales : la victoire en chuchotant

Le 6 mai, la Tunisie élisait pour la première fois de façon démocratique ses conseils municipaux. 350 mairies étaient en jeu. Le seul parti capable de constituer 350 listes fut Ennahdha, suivi de près par Nidaa Tounes. Résultat : 130 mairies conquises contre 76 pour le parti du président de la République, du président du gouvernement et du président de l'ARP. Cerise sur le scrutin : Souad Abderrahim, un de ses membres, a été élue maire de Tunis. Pour la première fois, une capitale arabe est dirigée par une femme. Et ce n'est pas un parti dit « progressiste » qui l'a permis, mais Ennahdha. Cette victoire fut un coup de tonnerre dans les allées du pouvoir. La seconde ville du pays, Sfax, mais aussi Kairouan, Bizerte, Béja furent autant de victoires. Désormais, ce parti n'est plus cantonné à certains bastions, il est parvenu à s'étendre sur quasiment tout le territoire. Depuis quatre ans, le parti vote les lois soumises au Parlement par les gouvernements Essid puis Chahed. Celui-ci a bénéficié d'un soutien sans faille d'Ennahdha au moment où son propre parti le lâchait.

Ennahdha comptable de la crise économique

Outre l'aversion d'une partie de la population à l'égard de l'islam politique, un autre facteur pourrait s'avérer coûteux : la coresponsabilité de l'aggravation de la situation économique. Chômage, spirale inflationniste, dinar en chute libre, balance commerciale dans le rouge vermillon : tous les indicateurs sont exécrables. Le ministre des Finances, Ridha Chalghoum, en est convenu devant un parterre d'investisseurs. Seul le taux de croissance, 2,8 % sur les deux premiers trimestres 2018, est encourageant. Avec trois ministres de poids, Ennahdha ne peut pas se laver les mains du bilan. Récemment, un bailleur de fonds confiait que « le FMI est plus inquiet en cette rentrée qu'il ne l'était en juillet ». Alors, malgré les attaques, les accusations, les soupçons non étayés par la justice, Ennahdha peut compter sur son organisation rodée. Les événements récents prouvent le retour en force de l'antagonisme de 2014. « Ce sera violent », nous confiait Ghazi Chaouachi, secrétaire général d'Attayar, le parti social-démocrate. Il évoquait les scrutins à venir. Il s'inquiétait également du rôle toxique de « l'argent dans la campagne, un argent difficile à contrôler », ainsi que de « certains médias qui roulent ouvertement pour des candidats ». Un dernier élément irradie depuis Koweït City, Riyad ou Dubaï.

L'exportation de la guerre des Saoud envers les Qataris

En toile de fond, l'ombre des Émirats arabes unis et du Qatar. À l'orée de l'été 2016, un quarteron de pétromonarchies du Golfe lançait une attaque contre le Qatar. Les diplomaties saoudiennes et émiraties ont depuis externalisé leur vendetta, écumant les pays africains afin d'obtenir que certains pays rompent leurs relations diplomatiques avec le Qatar. Le Maghreb n'a pas été épargné par cette ingérence. Les pressions amicales, financières, politiques se sont multipliées. Les Émiratis sont particulièrement virulents sur le sujet des Frères musulmans. Jusqu'à provoquer une crise fin décembre 2017. Les femmes tunisiennes étaient interdites de territoire aux Émirats. Le ministre des Affaires étrangères de Dubaï avait évoqué des craintes d'attentats. Le fond de l'histoire était autre. L'alliance nouée entre Essebsi et Rached Ghannouchi a provoqué la fureur des Émiratis, sachant que la Turquie et le Qatar soutiennent Ennahdha. Mais la diplomatie tunisienne a toujours su demeurer à l'écart de ce genre d'interférences.

Ennahdha en situation de faiseur de rois

Avec son socle électoral de 30 %, Ennahdha est le maître du jeu politique. Il ne peut gouverner seul, mais on ne peut gouverner sans lui. Répétant inlassablement que la « Tunisie a besoin de stabilité politique », les dirigeants nahdhaouis soutiennent Youssef Chahed qui est en froid avec Béji Caïd Essebsi. Si Chahed veut emporter les législatives de 2019, il sera difficile de se passer de l'appui d'Ennahdha. Ce qui est valable pour Chahed l'est également pour les autres. Passé la violence de la campagne naissante, passé les résultats, il y a fort à parier que le consensus sera de nouveau à la mode tunisienne. 

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