Une pièce new-yorkaise aborde le malaise des Juifs de France
David Cromer explique comment ses propres origines juives ont influencé "Prière pour la République française", un travail sur les identités conflictuelles au sein d'une même famille
Par Ruthie Fierberg
New York Jewish Week via JTA – Le dramaturge Joshua Harmon (« Bad Jews », « Admissions », « Skintight », « Significant Other ») est un provocateur par nature. Ses questions paradoxales sur sa propre identité se retrouvent souvent dans son travail : qu’est-ce qu’un bon ou un mauvais juif ? Quelle est la responsabilité d’un étudiant blanc face à la discrimination positive ? Qu’est-ce que cela signifie d’être gay et célibataire aux côtés de ses meilleures amies mariées ?
Dans sa dernière pièce, « Prière pour la République Française », Harmon se demande : en tant que Juif, quand est-il le moment de partir ? Se déroulant principalement en France en 2016-17, avec des passages qui remontent à 1944, la pièce porte sur une famille juive qui se pose la même question que leurs ancêtres juifs parisiens se posaient déjà 70 ans plus tôt.
Réalisé par le lauréat d’un Tony Award et deux fois nominé David Cromer (« The Band’s Visit », « The Sound Inside »), la pièce a débuté ses représentations au Manhattan Theatre Club le 11 janvier et se prolonge jusqu’au 13 mars, en raison de son succès.
Mettant en vedette cinq générations de la famille juive française Benhamou, « Prière pour la République Française » parle de la peur très particulière que ressentent tant de Juifs. Alors qu’ils se débattent avec leur identité (Sommes-nous français ? Sommes-nous Juifs ? Sommes-nous les deux ?) dans un contexte d’antisémitisme ambiant, le public est confronté à ces mêmes questions sur l’appartenance, l’assimilation, la continuité de la tradition et le sentiment de sécurité.
Harmon a commencé à travailler sur cette pièce il y a sept ans et a remis une première ébauche de la pièce à Cromer il y a deux ans et demi afin qu’il la réalise. Cromer a jugé la pièce captivante et passionnante dès le début.
Le New York Jewish Week s’est entretenu avec Cromer du développement de la pièce, des parallèles entre l’identité juive française et l’identité juive américaine, et de l’impact de sa propre origine juive sur sa vision de la mise en scène de l’œuvre qui a rencontré un immense succès. Cette interview a été modifiée pour plus de clarté.
David Cromer met en scène « Prière pour la République française », la nouvelle pièce de Joshua Harmon sur l’appartenance, l’assimilation, la perpétuation de la tradition et le sentiment de sécurité. (Crédit : Courtoisie)
Il s’agit de votre première collaboration avec Josh, et pourtant vos sensibilités semblent se compléter de manière exquise. Vous avez travaillé ensemble sur la pièce, vous avez eu une lecture en 2019. Qu’avez-vous découvert au cours de cette collaboration ?
David Cromer : Nous savions que nous devions approfondir la complexité du problème qu’ils essayaient de résoudre. Nous devions constamment prêter attention à : quel est l’état d’esprit derrière le « devrions-nous partir ? » Pour tout le monde. Cette question devait être analysée sous tous les angles possibles parce que nous pensons qu’il existe une réponse facile, mais aucun choix ne se fait jamais entre une chose manifestement bonne et une chose manifestement mauvaise. Nous sommes toujours confronté à « je pense que c’est vrai, mais je ne suis pas sûr. » Et les deux ont des conséquences dramatiques.
Je me souviens qu’à l’âge de huit ans, j’ai étudié tous ces signes de violence d’avant la Shoah et j’ai demandé : « Pourquoi ne sont-ils pas partis alors ? Maintenant, en tant qu’adulte, je demande, est-ce que la fusillade meurtrière à la synagogue Tree of Life de Pittsburgh est une autre Kristallnacht ? On peut faire tellement de parallèles. Donc, cette question de savoir quand il est temps de partir est très actuelle. Je m’interroge sur votre perception et comment vous la présentez au public.
La chose à laquelle je m’identifie le plus – la seule chose que j’ai apprise sur la vie – est qu’il est très facile de regarder en arrière et de dire « c’est tellement pire maintenant. Le monde est tellement pire. » Non. Ça a toujours été pire. La différence avec le passé est que nous savons ce qui s’est passé. Alors pour le meilleur ou pour le pire, c’est acté. Au présent, vous ne savez tout simplement pas ce qui va se passer la seconde d’après. Mais au théâtre, quand on parle de vivre l’instant présent, c’est ça la réalité.
Ce qui est génial avec cette pièce, c’est que certaines personnes dans la salle disent : « il est temps de partir ». Et d’autres personnes disent : « De quoi parlez-vous ? Vous parlez de façon irrationnelle. C’est bon. [La candidate d’extrême-droite à l’élection présidentielle française Marine] Le Pen ne gagnera jamais. » L’une des choses formidables et effrayantes de la pièce est que Pierre [un survivant de la Shoah de 91 ans] dit à la fin de la pièce : « Nous ne pouvions pas partir – tout notre argent était bloqué dans les pianos ». Si je vous dis : « Partez maintenant, Ruthie », vous allez me répondre : « Maintenant, je dois écrire cette partition, promener le chien, toutes mes affaires sont là. Je suis censé aller à Las Vegas la semaine prochaine » ou quoi que ce soit d’autre. Vous espérez que tout ira bien. Vous espérez que les têtes plus froides prévaudront. Et notre vie oscille entre continuer à espérer ou partir tant qu’il est encore temps. Espérer le meilleur ou s’attendre au pire.
Avez-vous grandi avec la peur que cela puisse se reproduire à tout moment ?
Non, ça n’a pas été mon cas. J’ai pensé comme beaucoup, à savoir : ça, c’était avant. Nous avons appris notre leçon. Les gens vous diront que cela a toujours eu lieu, cela dépend simplement de votre point de vue.
Vous pouvez faire valoir que le sentiment de sécurité d’une personne n’est qu’une illusion. Si vous étiez réaliste, vous comprendriez que le danger est omniprésent. Mais le fait est – comme nous le disions plus tôt – je suis dans l’espoir. Nous devons vivre dans une sorte d’espoir.
Au cours de ces années où vous avez travaillé sur cette pièce, comment votre point de vue personnel sur le sort de la famille a-t-il évolué ? Y a-t-il des moments où vous êtes entièrement rallié à l’idée du « il faut partir » ?
Je suis d’accord avec chacun. C’est l’une des choses que j’aime dans la pièce. A divers moments de la pièce, tout le monde se trouve de l’autre côté de la question. Ça change constamment. Cela dépend de votre espoir à l’instant T, de votre peur, de quelque chose qui vous arrive personnellement, quand cela vous touche de trop près. C’est une question de l’instant présent et cela peut changer à tout moment. C’est pourquoi on regarde en arrière et on se dit que les décisions sont faciles à prendre – c’est pourquoi il est si difficile de vivre dans le présent. Ça change constamment.
Je pense à la réplique dans la pièce « quand ils viennent vous chercher, ils ne vous demandent pas votre [niveau de] religiosité ».
C’est la réplique de Charles : « La dernière fois que j’ai vérifié, quand ils viennent vous chercher, ils ne vous demandent pas votre avis. [Ils ne disent pas,] ‘Hé, ce type pense que la religion est une bêtise. Laisse-le tranquille. Non, vous serez expédié au même endroit que nous tous. »
J’ai consacré un épisode de mon podcast sur la pièce de théâtre de Steven Levenson, « If I Forget », et sur cette idée de construire l’identité juive autour de la blessure de la Shoah, autour de la victimisation. Qu’est-ce que cela signifie pour nous de construire une identité autour de ce que les autres disent que nous sommes ?
Vous attardez-vous sur votre traumatisme ? N’essayez-vous pas de passer à autre chose après que quelque chose d’horrible s’est produit ? Vous vous dites: « Nous devrions dépasser cette chose horrible. » Mais alors quelqu’un dit : « Si vous passez à autre chose, tout le monde oubliera que c’est arrivé. Cela pourra donc se reproduire. » Ou bien, d’autres diront : « Vous voyez, ils ne sont même pas perturbés. Cela ne s’est probablement même pas produit. » Je ne savais plus quoi penser. C’est pourquoi il est si difficile d’être en vie.
Sérieusement ?
Nous avons eu beaucoup de chance dans ce pays. Comparativement, nous sommes vraiment bien lotis. Mais la situation est toujours la même. Il y a, pour une raison quelconque, des gens autour de nous qui nous souhaitent du mal et c’est le cas pour tout le monde.
Ce qui, je pense, était difficile à comprendre pour la plupart d’entre nous, c’est à quel point la France est dans une mauvaise posture. On a l’impression que le gouvernement n’aime pas les Juifs. C’est ce que ressentent beaucoup de Juifs français – pas tous, parce que certains ont une opinion différente des autres. Nous avons reçu cette merveilleuse lettre d’un Juif français qui a quitté la France. Il y a écrit à Josh : « J’ai senti que le divorce entre la France et sa population juive était acté, alors je suis parti. »
Tout le mérite revient à la brillante écriture de Josh et à votre réalisation, mais je pense que la combinaison de ses mots et de votre direction décrit ce sentiment intermédiaire que les Juifs ressentent souvent d’une manière que je n’ai jamais été capable de formuler ni même d’en être directement témoin. Je vous remercie pour cela.
Je n’essaie pas de faire abstraction de cela, mais je dis que l’universel est dans le spécifique. J’adore travailler sur tout ce qui est aussi intensément spécifique car cela rappelle à tous que ce sentiment est universel. Tout le monde est coupable de supprimer quelqu’un d’autre. Nous faisons du mal à autrui. Nous le faisons tous tous les jours. On essaie de comprendre cette rage. Je ne sais pas si je veux comprendre cela. Je ne sais pas si je veux vivre cela. Autant de détestation me fait froid dans le dos et cela me déroute; c’est terrifiant. Il est difficile de se sentir en sécurité.