Aharon Appelfeld, Juif errant invincible
Disparu en janvier, Aharon Appelfeld raconte la résurrection d’un déporté dans un roman limpide comme une parabole. La quête de dignité du jeune Theo a été celle de l’auteur israélien, rescapé de l’enfer nazi à l’âge de 13 ans. Jusqu’au bout, il aura opposé aux ténèbres une allégeance radieuse à la vie
Parce qu’il est un rescapé de la déportation, Aharon Appelfeld – décédé en janvier dernier, à 86 ans – est la voix la plus tourmentée des lettres israéliennes. Hantée par la Shoah, cette voix-là met en scène la barbarie des uns et le martyr des autres, tout en célébrant les mystères de la vie – même si elle ne fut longtemps qu’une survie, pour le romancier. «Dépossédé et déraciné, il est l’auteur dépaysé d’une littérature elle-même dépaysée, et il a fait de cette désorientation un sujet qui n’appartient qu’à lui», a écrit Philip Roth à propos d’Appelfeld, dont chaque roman ressemble à une thérapie intime, afin de chasser les fantômes monstrueux de son adolescence: né en 1932 en Bucovine, le jeune Aharon fut déporté dans un camp de concentration roumain dont il s’évada avant d’être recueilli par l’Armée rouge, à l’âge de 13 ans; il traversa ensuite l’Europe avec un convoi d’orphelins, débarqua en Palestine, apprit l’hébreu dans un kibboutz, fit ses études à Jérusalem et considéra qu’il était à sa place en terre d’Israël.
«La faim, la soif, la peur et la mort rendent les mots superflus», a dit Appelfeld. Et pourtant, il est devenu un maître de la langue hébraïque, une langue dans laquelle il s’est littéralement réenraciné pour poser, d’un livre à l’autre, la plus tragique des questions: peut-on restituer l’horreur, en nommant l’innommable?
La magie réparatrice du langage
Prix Médicis étranger en 2004 pour Histoire d’une vie, un remarquable roman de formation, Appelfeld a signé une trentaine d’ouvrages où l’ombre de Kafka croise celles de Bruno Schulz, de Primo Levi et de Stefan Zweig. De Floraison sauvage à L’Amour soudain, du Temps des prodiges à L’héritage nu et à La Chambre de Mariana,Appelfeld ne cesse de recoller les fragments d’une mémoire disloquée tout en cherchant à renouer avec ce qu’il appelle «l’innocence perdue». A ses yeux, elle ne peut être reconquise que grâce au langage et à sa magie réparatrice, de quoi éclairer le titre si paradoxal de son ultime roman paru en Israël en 2014, Des jours d’une stupéfiante clarté. Car ce n’est pas à la lumière mais aux ténèbres que nous sommes d’abord confrontés dans ces pages en partie autobiographiques, où il évoque les séquelles d’une guerre qui a failli le briser à jamais.