Comment être rabbin en terre d’Islam ?
Par Francis MORITZ
Les communautés juives dans le monde vivent à 95% dans neuf pays. Les 5% restants se répartissent dans les 186 autres pays. Il y a actuellement 100.000 Juifs présents dans des pays islamiques. On peut rappeler qu’au fil des siècles les rabbins ont très souvent joué le rôle de conseiller au service du pouvoir en place, sans prendre parti. Ce qui aura sans doute permis la survie de certaines communautés, hélas ça n’a pas toujours été le cas.
Dernièrement une réunion des rabbins présents en terre musulmane a eu lieu sous l’égide du rabbin de la communauté ashkénaze turque, fondateur en 2019 de l’Alliance des rabbins des pays membres de l’Organisation de la coopération des pays islamiques, Mendy Chitrik (notre photo), son président. Cette alliance réunit des rabbins des différentes obédiences, sépharade, ashkénaze, ‘Habad.
S’abstenant de toute action politique ou intervention dans les affaires du pays hôte, les rabbins se sont positionnés comme artisans de la paix et de l’interaction spirituelle entre religions. Ils ont parfois joué un rôle discret et officieux dans les relations vers Israël, y compris à l’initiative de certains de ces pays. On n’a pas oublié le rôle joué naguère par le réseau de l’Alliance Israélite et ses écoles. Même dans les pays où l’islam est religion d’État, il est bien connu que les relations entre le pouvoir et les religions ne sont pas toujours sereines. On est parfaitement conscient, notamment dans les pays du Golfe, que les pouvoirs en place sont généralement sunnites tandis que la majorité des populations est d’obédience chiite. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes. Grâce à cette attitude, les rabbins peuvent souvent permettre à la communauté, aussi réduite soit elle, de bénéficier de conditions d’existence aussi bonnes que possible.
Les accords d’Abraham auront été un tournant majeur dans cette perspective pour ce qu’ils auront totalement modifié les nouveaux paradigmes entre le monde islamique et le monde juif dont Israël est l’incontestable représentation. D’aucun nous rappelle cette citation extraite du traité Berakhot «Les rabbins apportent une plus grande paix dans le monde».
Parmi ces communautés, la fin du communisme a marqué une renaissance des embryons de communautés existantes. Il suffit de regarder le tableau des vols en partance de l’aéroport Ben Gurion, on y trouve un très grand nombre de destinations dans l’empire post communiste. Celle d’Azerbaïdjan est un exemple intéressant. On y rencontre une communauté ashkénaze dirigée par le rabbin Ségal et la communauté juive originaire des montagnes, sur place depuis plus de 2000 ans. Le réseau actuel inclut divers pays dont l’Albanie, l’Azerbaïdjan, l’Égypte, le Maroc, la Turquie, la Tunisie, l’Iran, le Kazakhtau, le Kosovo, le Kirghizstan, les Émirats arabes, l’Ouganda, l’Ouzbékistan, et le Nigéria. Certains pays, où les communautés sont très réduites, bénéficient du service ponctuel de rabbins membres de l’alliance qui se déplacent, tels que Chypre, les anciennes républiques soviétiques, Ce qui semble paradoxal, la première assemblée de cette association s’est tenue à Istanbul sous les auspices du grand rabbin turc Hahambashi, nonobstant les relations contrastées turco-israéliennes.
Les échanges d’expérience entre les différents interlocuteurs, auront permis au rabbin Hattab de Tunisie de faire part de son expérience après le printemps arabe et le changement de régime dans son pays.
Le point d’orgue de cette réunion historique aura été une invitation du président Erdogan au palais présidentiel, au cours de laquelle il a réitéré «que l’antisémitisme tout comme l’islamophobie est un crime contre l’humanité et contraire à la Loi». On le sait, politique et religion ne font pas toujours bon message et n’en sont pas à une contradiction près. Les résultats sont parfois inattendus.
Alors qu’en Afrique les 55 pays membres de l’Unité Africaine se déchirent sur la demande du premier ministre de l’A.P. de supprimer Israël comme observateur et ont suspendu le débat prévu, la présence du judaïsme progresse de façon non spectaculaire dans divers pays islamiques. Il faut faire la différence entre présence commerciale, pas forcément avec une représentation diplomatique, une présence diplomatique et donc politique mais sans autre activité et une présence religieuse. C’est d’expérience et en référence à l’Histoire, la plus délicate et la première source de conflit. Il est donc remarquable que cette fois c’est la religion qui dans le sillage des accords conclus par l’État d’Israël qui peut ainsi tracer sa route et au fond, se mettre au service du judaïsme fut il religieux ou laïc.
Les 40 rabbins de l’association anticipent une croissance dans de nombreuses communautés existantes ainsi que l’émergence de nouvelles communautés juives dans divers pays à majorité musulmane alors que les Juifs recherchent des pays qui protègent la pratique religieuse et que l’évolution des facteurs économiques entraîne de nouveaux voyages et migrations. À l’extérieur, cela crée une opportunité de renforcer le dialogue et la collaboration interreligieux, avec des avantages stratégiques majeurs, qu’on n’aurait pas imaginé il y a encore quelques années, pour les communautés juives et musulmanes locales, pour Israël, la communauté juive mondiale et l’humanité.