De la vérité scientifique - David Bensoussan
L’auteur est professeur d’électronique à l’École de technologie supérieure.
Nous sommes à un tournant décisif de notre histoire, où les progrès de la technologie nous promettent une transformation radicale de notre existence. Après l'ère de la machine et celle des semiconducteurs, nous sommes maintenant à la veille d'une ère où la combinaison de la physique quantique et de l'intelligence artificielle ouvrira la voie à des outils d'une puissance inédite, avec des implications profondes sur notre perception du monde et de nous-mêmes. La physique quantique, qui explore les particules à l'échelle nanométrique, joue un rôle crucial dans cette révolution imminente.
À l’instar de Roland Barthes qui affirmait : « Il y a du texte dans l’image », la mécanique classique est telle une image que l’on interprète par l’impression qu’elle inspire en nous. Or, la lecture de l’image est trompeuse : elle est grossière et satisfait nos sens. La mécanique quantique est comme une écriture non déchiffrée. Elle constitue la trame invisible, mais néanmoins constitutive de la peinture sur la toile.
La réalité que nous percevons est une représentation idéelle du monde extérieur, façonnée par les capacités cognitives humaines. L’a priori subjectif de la raison s’harmonise au posteriori de la réalité de l’expérience.
Théorie et expérience
Les théories ont été utilisées pour décrire la réalité expérimentale, anticiper des données non observées et expliquer le processus expérimental. De la même façon, l'expérience a joué un rôle dans la validation, la correction, la réfutation, voire la proposition de nouvelles bases conceptuelles aux théories. En ce sens, théorie et expérience sont complémentaires.
L'expérience et la théorie convergent (idéalement) en se soutenant mutuellement : le physicien cherche à conceptualiser des idées ayant une signification physique, mais qui peut être représentée mathématiquement, puis énonce des propriétés ou des relations fondamentales, exploitables dans le cadre d'une déduction mathématique : il effectue des calculs, développe des hypothèses et des théories qu'il cherche activement à confirmer, tout en étant prêt à les remettre en cause si les observations semblent les infirmer. L'expérience s'efforce d'exploiter pleinement la théorie en se conformant aux prévisions déductives de celle-ci. La théorie est toutefois indispensable pour orienter la démarche scientifique, sans laquelle l'expérience ne serait pas envisageable.
L’expérience peut aussi passer du simple contrôle de la déduction par les faits à l’expérimentation inventive. Ainsi l’expérimentation peut chercher à prolonger toujours plus avant ses limites en faisant état de tout l’acquis praticable de la théorie. Elle sélectionne également méthodiquement les méthodes d'investigation afin d'affiner l'ajustement à la théorie, de conceptualiser de manière plus approfondie le phénomène physique par rapport au formalisme théorique, et d'harmoniser le tangible avec l'abstrait, répondant ainsi à l’exigence d’harmonie de notre intellect et au dynamisme rationalisant de l’esprit.
L'évaluation de l'adéquation au réel repose essentiellement sur l'expérience et la vérification. Cela se traduit par la capacité à anticiper des phénomènes observables, de préférence mesurables, qui sont encore inconnus ou à venir, et qui se manifestent conformément aux prédictions émises par le schéma mental.
Un exemple historique illustrant cette approche est celui de Thalès de Milet, le premier des sept Sages de la Grèce. Sa renommée découla de la prédiction réussie d'une éclipse solaire totale le 28 mai de l'an 585 avant notre ère, qui interrompit un affrontement entre les Mèdes et les Lydiens. Un quart de millénaire plus tard, Albert Einstein a connu une gloire similaire grâce à l'éclipse solaire du 29 mai 1919, car il avait réussi à anticiper une déviation des rayons solaires, prédiction qui fut largement confirmée par les mesures des astronomes. Ces deux exemples illustrent le fait que les théories avancées sont parfois sujettes à caution, et c’est la vérification expérimentale qui leur a donné corps.
La conciliation entre la science et l'expérience ne se limite pas à la simple caractérisation d'un isomorphisme dans le but d'appliquer les mathématiques aux sciences de la nature, reléguant ainsi les mathématiques à un rôle d'outil. Les mathématiques, fondées sur un ensemble d'axiomes, restreignent leur champ d'application à une dimension spécifique des relations, ce qui peut conduire à une rigueur particulière dans un domaine d'efficacité donné, bien que des contre-exemples puissent les remettre en question.
Ainsi, la mesure de la distance entre deux points sur une surface plane diffère de celle sur la surface d'une sphère. Bien que notre intuition accepte généralement que 3x2 soit égal à 2x3, la commutativité ab=ba n'est pas toujours garantie, ce qui peut entraîner des erreurs, car l'ordre des opérations peut influencer le résultat. En physique quantique, la séquence de mesure de la position suivie de la mesure de la vitesse produit des résultats différents de celle obtenue en mesurant d'abord la vitesse puis la position. Cette complexité met en évidence la nature non intuitive du monde quantique et souligne les limites de certaines notions mathématiques dans ces contextes particuliers.
L'aspiration à une unité théorique globale se heurte parfois à la réalité pragmatique. La recherche de cette unité tente d’élaborer des formalismes explicatifs, mais l'idéal philosophique théorique se trouve confronté à la complexité du monde réel. L’idéal philosophique est une chose, la réalité en est une autre. Dans la quête scientifique, nous constatons souvent un retour à la case départ, une tentative de remonter vers ce qui demeure inexplicable et inconditionné.
L’empirisme peut s’appuyer exclusivement sur l’expérience, mais ne peut échapper à l’effort d’analyse logique et synthétique visant à élaborer une explication de l’expérience. En effet, pour le scientifique, expérience et théorie sont deux facettes d’une même réalité. Aussi, les résultats expérimentaux ne constituent pas nécessairement des lois, mais plutôt comme une théorie ou une conjecture, et ce, jusqu’à ce qu’un cadre de démonstration rigoureuse soit établi.
Intelligence abstractive et expérience
L’intelligence abstractive est extrapolée à la matière pour en créer une description organisée. Pour aborder la compréhension des phénomènes physiques, la modélisation recourt à la représentation abstraite et nécessairement simplifiée. La modélisation peut recourir à des modèles ponctuels tout comme la représentation d’une masse par un point dans l’espace ou encore linéaires tout comme la relation de proportionnalité entre la sortie et l’entrée d’un système.
Le monde réel n'obéit pas à une linéarité stricte. Par exemple, une règle peut sembler droite, mais une observation plus minutieuse révélera moult variations. En examinant de plus près, nous pouvons même aborder la structure moléculaire, qui inclut des orbites électroniques dynamiques. Bien que l'incertitude de modélisation puisse être faible et négligeable dans certains cas pratiques, sa prise en compte peut renforcer la validité des résultats expérimentaux. L'étude des systèmes complexes qui comportent des incertitudes inhérentes, représente l'un des plus grands défis du scientifique qui s'efforce de tenir compte de ces incertitudes dans la prédiction des résultats.
Les lois de la physique sont appliquées à des grandeurs pertinentes qui sont identifiées dans un système résultant en un ensemble d’équations. Il y a lieu ensuite de circonscrire la résolution des résultats expérimentaux par rapport aux résultats théoriques afin de mieux interpréter leur différence. Il peut aussi arriver que des résultats expérimentaux apparemment inexplicables finissent par trouver une explication ultérieure. Ainsi, la trajectoire de la planète Uranus n’était pas en accord avec les prédictions de la mécanique de Newton. On a alors émis l’hypothèse de l’existence d’une autre planète dont l’attraction influençait l’orbite d’Uranus. Cette explication a ensuite été confirmée lorsque des télescopes plus puissants ont été utilisés.
La révolution quantique
À la fin du XIXe siècle, les avancées scientifiques ont exigé une remise en question des explications fournies par les théories physiques, incitant à une réinterprétation de leurs concepts fondamentaux. On a pris conscience de ce que la mécanique newtonienne est une théorie du sensible qui accompagne l’intuition et l’expérience du sensible. Ce n’est plus le cas lorsqu’on aborde l’expérience au niveau microscopique. À la lueur des « anomalies » quantiques, il est devenu essentiel de réévaluer et de reformuler le lien dual entre les aspects théoriques et empiriques, évitant autant que possible les dérives métaphysiques.
Les phénomènes quantiques présentent diverses anomalies fascinantes : le comportement corpusculaire et/ou ondulatoire des objets quantiques; les objets quantiques peuvent se trouver en plus d’un endroit (superposition); la position et la vitesse d’un objet quantique ne peuvent être connues simultanément; les objets quantiques peuvent s’influencer à des distances phénoménales (intrication); la mesure détermine l’état d’un objet quantique; la fonction d’onde ne décrit pas un objet quantique, mais indique ce à quoi on doit s’attendre (avec un certain degré d’incertitude) lors de la mesure d’un objet quantique; les mesures des distances et des temps varient selon qu’un objet est en mouvement ou non. Un repère fixe mesure une distance plus petite et un temps plus long que dans un repère en mouvement ; la gravité (une forme d’accélération) affecte le temps et l’espace et réciproquement.
La science a utilisé la présence d'un petit radeau, permettant une navigation compréhensible dans le vaste océan de la perception, mais ce radeau a aussi restreint son exploration. Néanmoins, nous nous y sommes accrochés. Son parcours a débuté avec des expériences, en s'appuyant sur les vérités évidentes que nous percevons naturellement. Cependant, elle réalise progressivement que notre conception de la réalité est simplement le reflet de la structure mentale à laquelle nous sommes attachés.
En effet, la science newtonienne marie harmonieusement la science et l’expérience. Cette science se base sur des postulats et des théories. Qu’est un postulat ? C’est un principe de base (avec un minimum d’axiomes) auquel on suspend autant de règles dérivées pour autant que l’on ne trouve pas de contradiction. Une théorie représente une création intellectuelle qui doit être compatible avec les observations empiriques et ne peut les contredire. Or, la théorie (avec toute la science rationnelle qui attelle les mathématiques à la logique) et l’expérience divergent totalement quand on aborde le monde quantique. Dans ce dernier, nous faisons des observations dont on ne saisit souvent pas le sens.
Einstein et Bohr
Le débat qui divisa Einstein et Bohr a gravité autour de l’interprétation des « anomalies » quantiques. Pour Bohr, il suffit d’observer et de mesurer les relations entre des objets physiques : « il est faux de penser que la tâche de la physique est de découvrir comment la nature est. La physique s'intéresse à ce que nous pouvons dire de la nature. » Einstein insistait sur la nécessaire cohérence entre le phénomène physique et la théorie . Pour lui, « la véracité d’une théorie est dans l’esprit ... et non en les yeux et la réalité du sujet se manifeste à travers le processus de la pensée. »
Face à l'étrange phénomène d'intrication quantique, où deux particules séparées peuvent demeurer connectées sans lien direct, Einstein a caractérisé cette intrication comme une « connexion mystérieuse (spooky) à distance. » Il s'agit d'une action qui défie notre intuition classique, car elle suggère une communication entre les particules à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Mais pour lui, cela relèverait du fait que la conception théorique était déficiente ou aveugle par rapport à une dimension physique qui n’a pas été prise en considération.
De la vérité scientifique
À la lumière des remises en question des fondements mathématiques et des théories physiques, peut-on parler de vérité scientifique ? Les philosophes recommandent des approches et des systèmes de classification, alors que les chercheurs observent et classifient afin d'établir des principes d’opération généralisants. Tant la science théorique que la science expérimentale avancent temporairement dans leur validité, et cette dynamique est fascinante. L'idée d'une validité totale et absolue est à abandonner au profit d'une approche dialectique à la connaissance qui combine théorie et expérience.
La relation de l'homme avec la nature est une exploration constante, un déchiffrement sans fin.