Georges Bensoussan, historien: « Ce n’est pas le conflit israélo-arabe qui crée l’antisémitisme »
Pour l’historien français George Bensoussan, une partie de l’antisémitisme en Europe est importée des pays arabes et renvoie à l’ancienne pratique de la dhimma, dans laquelle le Juif était considéré comme un être inférieur.
Depuis le massacre commis le 7 octobre par le Hamas dans le sud d’Israël, les actes d’antisémitisme explosent en Europe et dans le reste du monde. Ils sont visibles sur les réseaux sociaux et sur la place publique.
Cet antisémitisme peut prendre des formes ultra-violentes. Début novembre, à Amsterdam, lors d’un match entre l’Ajax et le Maccabi Tel Aviv, des supporters israéliens ont été chassés, plongés dans les canaux et battus dans les rues de la ville par des hommes décrits par le Premier ministre néerlandais Dick Schoof comme étant « issus de l’immigration », en réponse à un appel lancé sur les réseaux sociaux à s’en prendre aux Juifs.
L’Echo a interrogé l’historien Georges Bensoussan, le spécialiste français de la Shoah et des mondes juifs, sur cette vague d’antisémitisme.
Qu’avez-vous ressenti lors des violences antisémites à Amsterdam?
J’ai été surpris par l’ampleur de la violence qui s’est déployée, cela s’apparente à un pogrom, une chasse aux Juifs, même si cela n’a pas eu les conséquences d’un pogrom à la Russe.
En même temps, je n’ai pas été tout à fait surpris, car ce sont des événements prévisibles depuis une vingtaine d’années. On n’avait pas été entendu à l’époque, quand on a tiré la sonnette d’alarme.
« Quand les Juifs acceptaient leur position d’infériorité, qui s’accompagnait de tout un tas de mesures légales et d’humiliations quotidiennes, la vie pouvait se passer tout à fait tranquillement. » sur X
Comment expliquez-vous cette montée de l’antisémitisme?
Le conflit israélo-arabe jette de l’huile sur le feu, mais ce n’est pas lui qui crée l’antisémitisme. Cet antisémitisme est préexistant.
Il est, en grande partie, lié au choc migratoire. Une partie de l’immigration provenant des pays arabes, en particulier du Maroc, a apporté avec elle un antisémitisme structurel, qui s’est aggravé à cause du choc migratoire. L’acculturation provoque du ressentiment, et cela peut se focaliser sur les Juifs, car dans la culture musulmane traditionnelle, le Juif est considéré comme inférieur.
Les Occidentaux en général ont beaucoup de mal à comprendre la profondeur du différend lié à la position du juif dans le Coran. Ils le sous-estiment d’autant plus qu’ils vivent dans des sociétés déchristianisées qui ne comprennent pas le facteur religieux.
Pourtant, les populations musulmanes et juives ont vécu en paix durant des siècles…
Ils ont réussi à vivre ensemble parce qu’ils étaient sous la loi de la dhimma, une protection assortie d’un statut d’infériorité. Quand les Juifs acceptaient leur position d’infériorité, qui s’accompagnait de tout un tas de mesures légales et d’humiliations quotidiennes, la vie pouvait se passer tout à fait tranquillement. Mais du côté juif, la dhimma a toujours été vécue dans une atmosphère de crainte.
C’est une image d’Épinal tout à fait fausse qui nous fait croire que c’étaient des relations conviviales et cordiales. Il n’en était rien.
Bien sûr, il y a eu des relations amicales, à titre privé, comme dans toute société. Mais le fond de l’affaire, surtout pour les classes populaires, c’était la crainte. En revanche, quand vous vous élevez dans l’échelle sociale, dans les classes bourgeoises, vous avez des récits très apaisés de familles juives.
Quelles sont vos sources témoignant de ce statut d’infériorité des Juifs dans les pays arabes?
Les archives. Nous avons un certain nombre de documents des archives du Maroc depuis le 11ᵉ siècle jusqu’à 1912, des archives des diplomates français, anglais, italiens qui ont vécu dans ces pays, ainsi que celles de l’Alliance israélite universelle, un réseau scolaire fondé par Paris en 1860 qui a ouvert des écoles dans tout le bassin méditerranéen jusqu’en Perse.
Quand vous lisez ces rapports, c’est édifiant. Et encore plus quand vous les croisez avec les récits des voyageurs occidentaux, comme Lamartine, Chateaubriand, Flaubert.
Que sont devenues les populations juives qui vivaient dans les pays arabes?
Elles sont parties en l’espace de 25 ans, entre 1945 et 1970, pour plusieurs raisons. Ces Juifs ont été émancipés par les écoles installées dans ces régions. Ensuite, une fois la colonisation installée, elle a aboli la dhimma: les sujets indigènes relevaient tous du même droit. Lors de la décolonisation, la grande crainte des Juifs était que la dhimma soit rétablie. Ce ne fut pas le cas, mais dans les esprits, elle existait toujours. Le Juif est resté un être inférieur.
Puis, il y a eu la pression de l’État arabe pour faire partir les Juifs. Il n’y avait pas d’expulsion, sauf en Égypte, parce que nous sommes dans des pays membres des Nations unies. Mais on va multiplier les entraves pour les dégouter. Ajoutez à cela le conflit israélo-palestinien qui se traduit par des bouffées de colère envers les Juifs, les populations arabes étant favorables à la Palestine.
N’avez-vous pas peur que ce constat nourrisse l’extrême droite?
Mon problème, à moi, historien, c’est la vérité et non l’extrême droite. À force de nier la réalité pour ne pas faire monter l’extrême droite, on fait monter l’extrême droite.
C’est ce qui s’est passé en France quand on a dit qu’il n’y a pas d’insécurité, mais juste « un sentiment d’insécurité ». On a attisé la colère des gens, et cela donne onze millions de votes pour Marine Le Pen, y compris dans les couches bourgeoises. C’est le résultat du « pas de vague, cela va faire monter l’extrême droite ».
Mais il y avait des « chasses aux Juifs » en Europe bien avant les migrations…
Bien sûr. La naïveté, ce serait de croire que l’antisémitisme de droite et d’extrême droite aurait disparu. Il n’a pas disparu, même si on n’est plus dans l’atmosphère des années trente où des activistes antisémites, comme Xavier Vallat, se laissaient aller au Parlement français, ou quand Céline publiait des horreurs en 1937 sans être censuré.
L’antisémitisme de souche a régressé, mais il est toujours là, à droite et à l’extrême droite, portés par les mêmes milieux, les intégristes religieux et les nationalistes. Ils n’ont pas désarmé, et ils ont ajouté à leur panoplie l’anti-israélisme, la détestation d’Israël.
Il y a aussi le terreau d’extrême gauche. Il y a une tradition d’antisémitisme à gauche avant l’affaire Dreyfus, et même après. Quand l’alliance du front populaire est rompue en 1938, vous avez des attaques contre Léon Blum qui fleurent bon l’antisémitisme : « Blum aux doigts crochus », c’est d’Henry Torres, le chef du parti communiste en 1940.
Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui, malgré l’éducation, certaines personnes soient antisémites, sans se définir comme tels?
Ils ne s’avoueront jamais antisémites. Depuis l’holocauste, l’antisémitisme est marqué de l’infamie. Personne ne s’avouera jamais antisémite.
Au contraire, aujourd’hui, on est antisémite au nom de l’antisionisme. On a eu un déplacement du « peuple paria » à « l’État paria ». Si ce conflit attire autant et génère un tel engouement, c’est parce qu’il renvoie à des forces extrêmement profondes de la culture occidentale, en particulier focalisé sur Israël.
On peut très bien critiquer la politique d’Israël. Mais là, il y a une disproportion. On a calculé que depuis le 7 octobre 2023, le New York Times a consacré 5.300 articles à la guerre à Gaza contre 565 articles consacrés à la guerre civile en Syrie depuis 2011. Dix fois plus en huit mois de guerre à Gaza.
Vous entendez souvent parler de la guerre au Yémen? Au Soudan? Au Congo? On dirait que quand il n’y a pas de Juif dans un conflit, cela n’intéresse personne. Plus de 600.000 morts dans les guerres en RDC, entre 400 et 600.000 morts en Syrie… Mais qui en parle?
Pourquoi la création de l’État israélien nourrit-elle l’antisémitisme?
Parce qu’Israël représente le signe juif. Cela renvoie à toute une économie psychique qui a fait du signe juif un signe maudit. L’idée d’une souveraineté juive sur cette terre est une idée qui ne passe pas.
Que faire pour contrer cet antisémitisme?
La réponse de la justice doit être à la hauteur. Le problème, c’est que l’appareil judiciaire a peur, parce que le politique a peur. Le dénominateur commun qui manque, c’est le courage.
L’enseignement est fondamental, c’est de là que les choses peuvent changer. Mais pour cela, il faut du courage. Et il en manque à tous les étages. En France, beaucoup d’enseignants ont très peu abordé certains chapitres. Depuis la tuerie de Charlie Hebdo, il y a bientôt dix ans, plus personne dans la presse n’a republié des caricatures de Charlie Hebdo, alors que tout le monde disait « Je suis Charlie ». Les islamistes ont gagné.
Regardez ce qui s’est passé avec Samuel Paty, qui a montré des caricatures: il a été abandonné par une partie de sa hiérarchie, il a été critiqué par ses collègues. Il s’est retrouvé seul. Il a été assassiné.
Que pensez-vous de la situation en Belgique?
Elle est pire, car vous n’avez pas d’État fort comme en France. Vous êtes divisé en deux sociétés, flamande et wallonne, l’État paraît faible, et quand l’État paraît faible, pour l’islamisme, c’est un boulevard.
Le massacre du 7 octobre commis par le Hamas en Israël était-il un pogrom?
Non, certainement pas. C’était un massacre parfaitement planifié de type génocidaire. Un pogrom, c’est une explosion spontanée de la foule, plus ou moins manipulée par le pouvoir, comme en Russie, qui s’attaque à une minorité. Ici, en Israël, les Juifs ne sont pas une minorité.
Dans le pogrom, on vole, on viole et on tue. Le 7 octobre, c’était beaucoup plus que ça. Il y a eu la volonté d’effacer le corps même des Juifs en défigurant les femmes violées, en coupant les têtes, les membres. C’est une séquence génocidaire.
Une partie de l’extrême droite soutient aujourd’hui Israël. Ne craignez-vous pas qu’elle revienne un jour à son logiciel antisémite d’origine?
C’est tout à fait possible. Malheureusement, les forces de fond expliquant l’antisémitisme de l’extrême droite sont toujours là. L’extrême droite française est en particulier chez Zemmour, où on trouve beaucoup d’antisémitisme.
On retrouve aussi beaucoup d’antisémitisme à LFI. Quant à l’électorat de Marine Le Pen, il ne faudra pas grand-chose pour réveiller son antisémitisme.