La Révolution et nous

La Révolution et nous (info # 011402/17)[Analyse d’une œuvre]

Par Llewellyn Brown© MetulaNewsAgency

 

L’écriture et la réflexion de Jean-Claude Milner sont saisissantes de vie et de clarté. Milner est un penseur et un écrivain engagé : non dans le sens ordinaire de ce terme – qui serait plutôt synonyme d’« embrigadé » dans un parti politique (surtout de gauche) – mais quelqu’un qui donne corps, dans sa réflexion, aux préoccupations auxquelles il a consacré son existence. Par là même, sa pensée nous éclaire sur les enjeux de la nôtre. Dans ce livre consacré à la question de la « révolution », il met à plat ce qu’il a vécu autrefois en tant que militant maoïste, et ce qui a bouleversé notre époque moderne dans son ensemble.

 

Dans le terme révolution, il voit un idéal qui a imprégné le débat politique depuis la Révolution française en 1789 jusqu’au 11 septembre 2001, où eut lieu un événement d’importance mondiale, qui ne devait rien à l’idée de révolution. Le terrain politique qu’il examine est nécessairement miné mais, affirme-t-il, le changement d’époque permet de prendre du recul et d’analyser cette notion – ainsi que les événements qui s’en réclament – avec acuité, avant que nous n’oubliions ce qui a soulevé tant de passions. Or dans ce domaine, les idées sont tout sauf claires et distinctes : qu’il s’agisse d’en faire l’éloge ou de verser dans la dénonciation, on ne fait pas la différence entre la Révolution française et la prise de pouvoir en Russie (1917) ou en Chine (1949) ; entre la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, d’un côté, et la Terreur, de l’autre, il en va de même. Mais l’analyse que conduit Milner dans ce livre - 1Relire la Révolution - permet de faire les indispensables distinctions d’ordre structural et d’en tirer leçon, grâce à une connaissance approfondie de l’Histoire, et une logique des plus rigoureuses.

 

Une seule réelle révolution

 

Certains, comme Hanna Arendt, ont dénoncé la Révolution française, pour lui opposer la Révolution anglaise de 1641, ou celle des États-Unis de 1776, supposées à l’origine s’articuler sur des constitutions aptes à assurer la paix et la stabilité du pays. Or le cas des États-Unis est trompeur, puisque la Constitution de 1787 – qui n’est pas celle, centralisatrice, en vigueur aujourd’hui – incluait l’esclavage, entraînant une guerre civile meurtrière ; elle n’a pas non plus empêché les Etatsuniens d’exterminer les Indiens jusqu’en 1890. En fait, un semblant d’égalité a été préservé au prix de guerres de conquêtes territoriales d’une férocité qui allait bien au-delà de celle des guerres napoléoniennes.

 

Par contraste, Milner affirme que la Révolution française « fonde la culture européenne », et il nous démontre pourquoi, en opérant une distinction entre la « révolution » et « la croyance révolutionnaire ». En effet, celle-ci fait l’amalgame d’un nombre de notions que tous reconnaîtront : par exemple l’idée que la révolution est faite pour et, de préférence, par les pauvres ; qu’elle est apte à apporter un changement illimité ; qu’elle doit fonder un nouvel Etat, mais qu’à cette fin, un moment d’illégalité est inévitable. Or tout regard rigoureux sur la réalité historique dément ces articles de foi. Par exemple, il est remarquable que la Révolution française eut lieu non dans un moment de pauvreté, mais à une époque de prospérité et de puissance, sur le plan national.

 

Milner fait alors une distinction capitale entre les « révolutions idéales » – celles qui offrent des modèles réalisés de la révolution – et l’« Idéal de la Révolution », ce dernier constituant le « point de fuite » du tableau politique à l’époque moderne. Or cet Idéal de la Révolution a justement pris corps dans la Révolution française, en sorte que celle-ci n’a cessé d’être intégrée à la pensée politique européenne. En réalité, la Révolution française n’était pas seulement la première – les autres se réclamant immanquablement d’un modèle antérieur –, elle est la seule révolution : les autres ne sont que des coups d’Etat, visant l’obtention et la conservation du pouvoir. La chose est frappante : dans la Révolution française – et contrairement aux révolutions idéales –, il n’y eut ni conjurés ni organisation clandestine : les actions furent publiques, et il n’y eut pas de parti. De même que la Révolution française ne fut pas un coup d’Etat, elle rompt avec la révolte qui, elle, concerne purement les besoins, par contraste avec la politique, qui traite le domaine plus vaste des droits.

 

Polybe et la révolution

 

Une référence théorique s’impose aux hommes politiques, qu’ils la connaissent réellement ou non : il s’agit de l’historien Polybe (ca. 208-126 avant notre ère) qui, dans le livre VI de Histoire, divise les régimes en monarchie (gouvernement par un seul), aristocratie (gouvernement par plusieurs : les « meilleurs ») et démocratie (gouvernement par le peuple entier). A chacun de ces régimes correspond une forme dégradée, respectivement tyrannie, oligarchie et ochlocratie (la foule).

 

Ces régimes se succèdent dans un éternel recommencement avec, de l’un à l’autre, une période transitionnelle de violences. Pour éviter ces dernières – et pour assurer la stabilité des institutions –, il paraît préférable de combiner des éléments issus des trois formes fondamentales : c’est le principe bien connu des branches du pouvoir (exécutive, judiciaire, législative).

 

Cette conception classique était à l’œuvre chez les acteurs de la Révolution française, y compris dans la période problématique marquée par la Convention montagnarde, qui commence le 2 juin 1793 et se termine le 9 thermidor (27 juillet 1794) par l’arrestation de Robespierre. En effet, le « polybisme » suppose une logique de l’intervalle, selon laquelle les périodes troubles de transition n’ont aucune valeur propre, mais servent seulement à l’instauration rapide d’un nouveau régime stable. C’est dans cette perspective que Robespierre souhaitait une résolution rapide de la Révolution et de la Terreur qui, en tant que moment d’exception, devait aboutir à sa propre dissolution.

 

Saint-Just, en revanche, adopta la position contraire, et absolument inédite sur le plan historique, voyant toute mise en suspens de la révolution comme un danger pouvant mener au désastre. Il s’agissait alors de vivre en révolutionnaire – ce mot était un néologisme –, pour prolonger cette action dans la durée. La révolution devint alors une forme autonome, au lieu d’être un simple moment de transition.

 

La Terreur

 

Ainsi, la révolution désignait une situation totalement inédite : Milner souligne que la Révolution française était la seule pour qui la « croyance révolutionnaire » n’existait pas encore. Il s’agit là d’un fait structurant. Le surgissement de cette nouveauté absolue fut causé par la fuite du roi à Varenne : dans toute l’Histoire, on n’avait jamais vu l’abandon de l’Etat par celui qui devait en garantir la constitution. Cet acte, aux yeux des révolutionnaires, était assimilable à la haute trahison. Cette nouveauté en entraîna une autre : la monarchie fut irrémédiablement associée au crime. Dès lors se fondait la conception selon laquelle la révolution devait être un événement instaurant le pouvoir de tous : la démocratie.

 

Deux moments sont à distinguer : la Première Terreur – située entre le 10 août et septembre 1792 –, et la Grande Terreur, correspondant à la Convention montagnarde. La première appartient au peuple qui – et contrairement aux espoirs des philosophes –, au lieu de manifester le pouvoir civilisateur du progrès et de l’instruction, a révélé toute sa sauvagerie. Il fallait absolument, donc, écarter le peuple de tout acte de violence et, moyennant l’instauration de la guillotine, remettre cet office aux représentants du peuple. Réduisant les masses au statut de spectateurs, il s’agissait de mettre une fin aux massacres. A ce titre, il faut se rappeler que Robespierre était un ferme adversaire de la peine de mort. Cependant, la menace pesant sur le pays était réelle : non seulement y avait-il la guerre extérieure, mais le pays était infesté d’agents provocateurs, tel Danton, financés par Londres. Par conséquent, privilégiant le long terme sur l’immédiat, Robespierre chercha à faire durer la Terreur, le temps d’éliminer ceux qui voulaient qu’elle cessât instantanément (au profit de ceux qui, comme Lénine par la suite, menaçaient de détruire l’économie), et ceux qui voulaient qu’elle durât indéfiniment (comme Saint-Just). Le pari fut risqué, et l’erreur de Robespierre fut, à ce moment, de faire de la politique comme on fait la guerre, avec la conséquence que sous la Terreur – c’était là sa spécificité –, on n’était pas coupable après l’acte, mais on pouvait être jugé avant de l’avoir commis. On sait que Robespierre paya le prix de cette erreur funeste.

 

La manière dont les marxistes-léninistes agissaient était totalement à l’opposé : pour eux, la terreur n’était pas un moment d’exception – par définition provisoire – destiné à rendre l’avenir possible, mais une action préparant l’avenir, notamment dans l’instauration de l’Etat-terreur.

 

La Déclaration des droits

 

L’invention capitale de la Révolution française fut la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : elle représente un moment de coupure historique. Le rapport entre la Déclaration et la constitution est d’ordre logique : les deux demeurent distinctes. Cependant, si la seconde dépend de la première, aucune constitution précise ne peut, en retour, se déduire des droits, qui sont formulés de manière minimaliste.

 

La distinction des droits entre ceux appartenant à l’homme et ceux du citoyen est cruciale. Les droits de l’homme/femme (dénomination choisie par Milner) viennent à chacun du simple fait de naître et de parler, indépendamment de ses qualités ou attributs. En effet, Milner souligne que le corps est la seule chose que nous ayons en commun. Il s’agit donc d’une égalité qui ne doit rien à l’histoire ou à la société, définissant la condition du corps parlant. Celle-ci détermine – de l’extérieur – l’humanité du citoyen. Si elle est minimaliste, cette définition n’a rien d’abstrait cependant, comme le prétendent certains, s’en déduisent la liberté, l’égalité et la propriété, qui sont des droits de corps.

 

Milner précise que, comme les droits de l’homme/femme, ceux du citoyen n’ont rien de traditionnel ni d’anglais : loin de dépendre d’un régime particulier, ils définissent la forme de participation sociale la plus universelle. Contrairement aux droits de l’homme/femme cependant, ceux-ci sont maximalistes, pouvant s’étendre indéfiniment. Cependant, la citoyenneté fait aussi partie des droits de l’homme/femme, parce que ceux-ci doivent s’incarner dans une société réelle. A l’inverse, être citoyen sans être homme conduirait à une citoyenneté aveugle : l’adaptation déshumanisante à une machine.

 

Aujourd’hui

 

La conclusion du livre est extrêmement dense, décrivant l’importance de la révolution pour nous, aujourd’hui. D’abord, ceux qui adhèrent à la « croyance révolutionnaire » – les révolutionnaires historiquement attitrés – se montrent comme de simples « professionnels de la révolution » : ils tiennent à ce que rien ne les surprenne ou n’échappe à leur maîtrise. Ils s’inscrivent ainsi dans la perspective classique du « polybisme », qui exclut toute nouveauté : dans cette optique, tout est déjà arrivé, tout a déjà été dit. Tout se fond dans la continuité, sans coupure, de l’éternel recommencement. C’est ce que Milner (à la suite de Lacan) appelle la réalité ; l’idéologie qui s’en déduit se nomme le réalisme.

 

Or le révolutionnaire – tel qu’il apparut à la Révolution française, et contrairement à la pratique des marxistes-léninistes – n’est pas un maître. Au contraire, il se trouve aux prises avec le non-savoir : il voit ce que personne d’autre n’a vu et se trouve, par conséquent, dans l’obligation de décider sans savoir pourquoi. Dans les mots de Milner, « être révolutionnaire, c’est ne pas savoir de quelle métamorphose du monde l’acte que j’accomplis en pleine connaissance de cause aura été tout à la fois la cause et le révélateur ». Le réel – tel que Lacan le conceptualise, et Milner après lui – demeure radicalement réfractaire au savoir. Il prend l’exemple de la peste d’Athènes (430 avant notre ère), décrite par Thucydide et par Lucrèce, mais considérée comme un simple « détail » par Platon : « La peste ne m’aura rien appris, aurait pu dire un survivant athénien. Rien, sauf la peste elle-même et qu’on peut en parler ». Ainsi en va-t-il aussi de la Shoah, dont le trou béant n’apprend rien : on peut cependant en parler avec une parole inédite, comme nous le montrent Claude Lanzmann, dans Shoah, ou Primo Levi.

 

Si la Révolution française touche au réel, c’est dans la mesure où elle révèle que la politique concerne, en dernière analyse, la survie des êtres parlants. Il n’existe donc aucune continuité entre la Déclaration des droits et la Terreur, qui, elle, marquait le moment où la réalité – sous la forme de la survie de la patrie – absorbait ce réel, au détriment des êtres parlants.

 

L’approche de la politique, telle que l’élabore Milner, permet de réintégrer la compassion, dont la particularité consiste en la possibilité de découvrir le réel d’un corps, et d’un corps parlant. Alors, les libertés ne sont plus de pures abstractions, mais concernent le corps, jusque dans sa dimension la plus élémentaire : « Les droits de l’homme/femme résument ce qui fait qu’on ne traite pas un homme ou une femme comme un animal ; ils commencent donc au plus près de l’animalité. ».

 

Ce nouveau livre de Jean-Claude Milner est donc éblouissant de rigueur intellectuelle et d’humanité. A cette époque où approche l’échéance électorale, on mesure tout ce qui sépare le marasme actuel de tout réel débat politique. Dans les discours, on retrouve le flot nauséeux des mots auxquels les électeurs ne croient plus, mais qui, comme les slogans publicitaires, demeurent destinés à déclencher le « bon » réflexe électoral, tout en s’assurant que rien ne changera dans le fond. Comme d’habitude, les candidats adhèrent férocement à un « polybisme » opportuniste, destiné à assurer leur propre élévation aux sommets de l’Etat, et la jouissance des solides avantages pécuniaires qui font d’eux les rentiers de la République. Mais de surcroît, un lynchage médiatique – déclenché par l’exécutif – cherche à écarter un candidat jugé dangereux pour l’establishment, et à le remplacer par un autre, aux allures de rock-star imberbe, descendu de la stratosphère des milieux de la grande finance. Comme le souligne Milner, loin de manifester les caractéristiques d’une vraie démocratie, la France est surtout « le pays des coups d’Etat » dissimulés. Enfin, la réflexion de Jean-Claude Milner montre, par son exemple saisissant, comment une parole vraie est capable d’opérer une percée salutaire.

 

 

Note :

 

1Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse, Verdier, 2016.  

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