Il y a cette histoire de l’horreur terroriste – les attentats de ‘‘Charlie Hebdo’’, Nice, Berlin, Bardo, Sousse… Il y a aussi les élections libres, l’alternance au pouvoir, la transition démocratique réussie.
Par Rory McCarthy *
Un autre attentat terroriste en Europe vient pointer un doigt accusateur vers la Tunisie. Aurions-nous fait une mauvaise lecture de l’histoire de ce petit pays méditerranéen dont les audacieuses protestations de son peuple pour la dignité et la justice sociale avaient mis en branle le Printemps arabe, il y a six ans?
Le plus gros exportateur de djihadistes
C’est à cette troublante énigme que nous assistons aujourd’hui. De fait, nous nous trouvons en face d’un pays connu à travers l’Occident pour ses plages langoureuses, mais également un pays qui a produit un groupe d’individus à présent liés à une série d’attaques terroristes.
Anis Amri, le suspect numéro de l’attentat au camion-bélier à Berlin, qui a vécu dans un petit village de la région de Kairouan [Oueslatia, ndlr], un peu plus de 150 kilomètres au sud de Tunis, puis, à l’image de plusieurs milliers de ses concitoyens, en 2011, s’est embarqué pour l’île italienne de Lampedusa, en quête d’un nouveau départ dans la vie.
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l’homme responsable de l’attaque au camion à Nice, en juillet, qui a tué 86 personnes, était né à Msaken avant d’aller s’installer en France. Un des hommes impliqué dans l’attentat contre ‘‘Charlie Hebdo’’, à Paris en janvier 2015, Boubaker Al-Hakim, un Franco-tunisien, a séjourné pendant plusieurs mois en Tunisie, après 2011, avant de rejoindre les combats en Syrie, où il a trouvé la mort, le mois dernier, suite à une frappe aérienne américaine.
Depuis 2011, près de 7.000 Tunisiens ont quitté leur pays pour aller grossir les rangs de groupes extrémistes en Irak et en Syrie, notamment les troupes de l’organisation terroriste de l’Etat islamique. Il y a plus de combattants tunisiens en Irak et en Syrie qu’aucune autre nationalité.
Les extrémistes tunisiens ont également été responsables d’une série d’attentats dans leur propre pays, d’un soulèvement de niveau réduit contre l’armée dans une zone le long de la frontière avec l’Algérie [notamment dans la région du Mont Chaambi, ndlr], outre des assassinats politiques et des attaques contre des touristes au musée du attentats à Tunis, en mars 2015, et sur les plages de Sousse, en juin de la même année.
Il y a deux histoires à raconter sur la Tunisie contemporaine. L’une est celle d’une transition fragile, mais prometteuse, qui essaie de tourner la page de longues années de dictature pour établir la démocratie. La réussite est là, évidente: depuis 2011, deux élections législatives ont été tenues avec succès. Lorsque le parti islamiste d’Ennahdha, qui a remporté le premier scrutin législatif, a perdu les deuxièmes élections parlementaires, il a gracieusement concédé le pouvoir et accepté de se joindre à une coalition gouvernementale avec ses adversaires.
Ces dernières semaines, l’Instance vérité et dignité (IVD) a tenu des séances de témoignages, retransmises en direct à la télévision, sur les exactions commises sous les anciens régimes. C’est cela l’histoire de la Tunisie dont nous n’entendons parler que rarement et très peu.
La deuxième histoire est celle de cette génération de jeunes hommes et femmes qui, tout au long de nombreuses années, ont été marginalisés et exposés à la radicalisation. Et celle-ci est une histoire que de nombreux Tunisiens refusent toujours à admettre. Ils font porter la responsabilité de cette calamité au djihadisme international. Il accuse ce dernier d’avoir empoisonné les esprits de cette jeune génération tunisienne. Un éditorialiste tunisien les a qualifiés d’«enfants maudits» qui causent du tort à leur propre pays.
La révolution inachevée
Sauf que, depuis le début des années 2000, les problèmes se sont accrus, avec une montée incessante du chômage, le désespoir et le sentiment d’humiliation qui se sont installés parmi les jeunes Tunisiens. Certains d’entre eux ont rejoint les rangs du salafisme radical, inspirés en cela par les prêches de prédicateurs des chaînes de télévision satellitaires et animés par leur colère contre un régime tunisien qui tente d’imposer une lecture officielle de l’islam.
Plusieurs de ces jeunes ont fini dans les prisons de Tunisie, pour ne retrouver la liberté qu’à la révolution, en 2011, à la faveur d’une amnistie générale. Très vite, ces jeunes ont tiré profit du vide politique et sécuritaire qui a suivi le Printemps arabe, pour prêcher leurs messages et mobiliser du soutien. Certains ont été payés des milliers de dollars pour le recrutement de chaque jeune qui rejoint les combats en Syrie et en Irak. Dans des quartiers comme celui d’Ettadhamen, à Tunis, des groupes entiers de jeunes ont ainsi disparu…
Au lendemain de la chute du régime Ben Ali, des milliers de jeunes Tunisiens ont saisi la chance de la confusion qui régnait dans le pays pour fuir et mettre le cap sur l’Europe, à la recherche d’une vie meilleure. Pour certains, ainsi qu’il a été le cas du suspect de l’attaque du marché de Noël à Berlin, leur radicalisation n’a eu lieu qu’après leur emprisonnement dans des geôles européennes: Anis Amri a passé quatre années de sa vie dans une prison italienne avant de regagner l’Allemagne. Son cas est la preuve indéniable du lien de plus en plus fréquent qui existe entre la criminalité et la radicalisation, les deux phénomènes se recoupant souvent dans le recrutement de leurs membres.
Et ça n’est que très récemment que le gouvernement tunisien a pris la décision de restreindre le déplacement à l’étranger des jeunes tunisiens.
Cependant, en Tunisie, les conditions qui ont poussé ces jeunes gens à fuir leur pays n’ont changé que très peu. Le chômage est toujours élevé. Hormis la capitale Tunis et les riches villes côtières et les zones touristiques, il n’y a eu que protestations, grèves et conflits sociaux à répétition. Plusieurs centaines mouvements contestataires, individuels et collectifs, sont enregistrés tous les mois – et ils tendraient à passer inaperçus dans les médias tunisiens et parmi les élites tunisiennes.
Il pourrait s’agir tout simplement d’une protestation sociale atomisée, c’est-à-dire d’un mécontentement qui ne serait jamais à l’origine d’une deuxième révolution, mais elle montre clairement que beaucoup reste à faire en cette Tunisie nouvelle.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Rory McCarthy, chercheur au Magdalen College d’Oxford, publiera bientôt un livre sur l’islamisme en Tunisie.
**Le titre et les intertitres sont de la rédaction.
Source: ‘‘The Telegraph’’. http://www.telegraph.co.uk/news/2016/12/23/berlin-attack-proves-tunisia…