Sartre et «la question juive»
Gérard Grunberg - Telos
Les Réflexions sur la question juive, l’ouvrage publié par Jean-Paul Sartre en 1954 chez Gallimard mérite d’être relu aujourd’hui, non pas pour ses qualités, qui sont faibles, mais pour se replonger dans le climat de l’époque et tenter de comprendre comment le grand intellectuel de gauche de ce temps a pu se tromper aussi complètement, une décennie seulement après la Shoah, sur son analyse de ce qu’il appelle « la question juive » et de mesurer à quel point la pensée de ce philosophe, pétrie d’idéologie et imprégnée en même temps d’un idéalisme naïf, n’a pas pu produire sur ce sujet une réflexion ayant une quelconque valeur heuristique. Précisons d’emblée que tout au long de son ouvrage Sartre se pose en adversaire résolu de l’antisémitisme.
Le livre est bizarrement construit. Après de longs développements, sur lesquels nous reviendrons, un dernier chapitre d’une dizaine de pages nous livre enfin les clés pour comprendre le véritable projet de l’auteur. C’est pourquoi j’inverserai ici l’ordre du raisonnement afin de mieux comprendre où Sartre veut en venir dès le départ et de montrer que les développements qui précèdent ce chapitre ont pour but essentiel de prouver que la solution de la « question juive » ne peut être trouvée que dans la théorie marxiste.
Dans ce court dernier chapitre, Sartre entend « préciser les conditions dans lesquelles une solution du problème juif peut être envisagée ». Il part de l’idée centrale suivante, développée tout au long de l’ouvrage : « Il ne saurait être question d’agir sur le Juif car c’est l’antisémite qui crée le Juif. » La solution se trouve ailleurs. Elle se trouve chez Marx. « Nous constatons que l’antisémitisme est un effort passionné pour réaliser une union nationale contre la division des sociétés en classes. (…) Cela signifie que l’antisémitisme est une représentation mythique et bourgeoise de la lutte des classes et qu’il ne saurait exister dans une société sans classes. » « L’antisémitisme manifeste une certaine liaison mystique et participationniste de l’homme à son « bien » qui résulte du régime actuel de la propriété. » « La révolution socialiste est nécessaire et suffisante pour supprimer l’antisémitisme car dans une société sans classes l’antisémitisme n’aura plus aucune raison d’être. » Sartre reconnaît cependant que « c’est une solution paresseuse que de se reposer sur la révolution future du soin de liquider la “question juive” ». Il passe alors d’une approche théorique à une approche idéaliste. « L’antisémitisme n’est pas un problème juif, c’est notre problème. » « Les adversaires de l’antisémitisme doivent se mobiliser et s’unir dans une collectivité active qui par sa force d’attraction ralliera autour d’elle les hésitants et offrira l’image d’une communauté concrète engagée par-delà l’abstraction universaliste de la légalité, dans un combat particulier. »
L’impossible solution de la « question juive » comme question pour les juifs
Pour tenter de montrer qu’en dehors de la révolution socialiste il n’y a aucune solution possible de « la question juive » Sartre va s’attacher dans un premier temps à démontrer qu’il n’y a pas de solution de « la question juive » comme problème particulier concernant les juifs. Pour ce faire il commence par poser un axiome fondamental : « le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour juif : voilà la vérité simple dont il faut partir ». Cet axiome se fonde sur le concept de situationnisme. Les juifs – il écrit la plupart du temps, d’une manière qui nous paraît aujourd’hui détestable, « le Juif », au singulier et avec la majuscule qu’on réserve aux nationalités – n’ont pas d’autre existence propre que celle d’être une création de l’antisémitisme car ils sont « en situation », celle de vivre au sein « d’une communauté qui les tient pour juifs ». « C’est l’antisémitisme qui crée le Juif. » La communauté juive n’a donc pas d’identité autre que celle que lui octroie une société largement pénétrée par l’antisémitisme car « elle n’est basée ni sur la nation, ni sur la terre, ni sur la religion, du moins dans la France contemporaine, ni sur les intérêts matériels mais sur une identité de situation. » Cette absence d’identité propre est due au fait qu’elle « n’a pas d’histoire », « nous la nommerons une communauté historique abstraite ». « Les Juifs qui nous entourent n’ont plus avec leur religion qu’un rapport de cérémonie et de politesse. » Ainsi, les juifs n’ayant plus d’identité commune propre se sont vus attribuer après leur dispersion une identité nouvelle entièrement forgée par les chrétiens chez qui ils vivaient, celle de ne pas être chrétiens et, de ce fait, d’être inassimilables. Du coup, le juif n’existe que dans son rapport à l’antisémite.
Une fois posé cet axiome Sartre va opérer une distinction au sein de la communauté juive. N’étant ni sociologue ni psychologue social, il ne va pas s’intéresser à sa diversité sociale et idéologique. Il ne tente pas d’analyser chez les juifs de France leur relation au judaïsme et à Israël, ni d’étudier la diversité de leurs origines géographiques, de leurs conditions sociales, de leurs histoires familiales, de leur attachement aux traditions, de la profondeur de leur identité juive. Sartre n’a pas besoin de ce type de données pour analyser leur rapport à la communauté nationale française. Son approche est psychologisante et sa dialectique abstraite débouche parfois sur une sorte de délire. Lui qui reprochait aux antisémites leur manichéisme va opérer de la même manière en distinguant et en opposant deux types de comportements des juifs dans leur relation avec la société antisémite dans laquelle ils vivent, comme Marx opposait deux classes, la classe bourgeoise et la classe ouvrière. Il distingue deux choix possibles pour les juifs, celui de l’authenticité et celui de l’inauthenticité. « Le Juif doit répondre seul et sans aide en se choisissant comme « authentique » ou « inauthentique ». » Bien qu’il précise dans une courte parenthèse que « le terme d’inauthentique n’implique bien entendu aucun blâme moral », la manière dont Sartre nomme et décrit ces deux choix montre tout le contraire. L’authenticité consiste « à prendre une conscience lucide et véridique de la situation, à assumer les responsabilités et les risques que cette situation comporte, à la revendiquer dans la fierté ou l’humiliation, parfois dans l’horreur et la haine. Il n’est pas douteux que l’authenticité demande beaucoup de courage. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que l’inauthenticité soit la plus répandue. » « L’authenticité, pour le Juif c’est de vivre jusqu’au bout sa condition de juif, l’inauthenticité, de la nier ou de tenter de l’esquiver. » « Le Juif authentique est celui qui se revendique dans et par le mépris qu’on lui porte. Il abandonne le mythe de l’homme universel : il se connaît et se veut dans l’histoire comme créature historique et damnée ; il a cessé de se fuir et d’avoir honte des siens. (…) Il sait qu’il est à part, intouchable, honni proscrit et c’est comme tel qu’il se revendique. » Au contraire, « les Juifs inauthentiques vivent leur situation en la fuyant, ils ont choisi de la nier ou de nier leur responsabilité ou de nier leur délaissement qui leur paraissait intolérable ».
L’échec des tenants du choix de l’inauthenticité est d’abord, pour Sartre, celui des partisans des valeurs universalistes. Les juifs inauthentiques ont été pris au piège que leur tendaient ces valeurs en les poussant à l’assimilation. « Nous avons décrit objectivement, sévèrement peut-être, les traits du Juif inauthentique. Il n’en est pas un seul qui s’oppose à son assimilation comme tel dans la société nationale. Au contraire, son rationalisme, son esprit critique, son rêve d’une société contractuelle, d’une fraternité universelle, son humanisme, font de lui comme un indispensable levain de cette société. Ce que nous proposons ici est un libéralisme concret. »
On pourrait alors penser que seul le choix de l’authenticité peut fournir une « solution » à la « question juive ». Pourtant, Sartre réfute immédiatement cette idée. Certes, écrit-il, ce choix « apparaît comme une détermination morale apportant au Juif une certitude sur le plan éthique, mais il ne saurait aucunement servir de solution sur le plan social et politique : la situation du Juif est telle que tout ce qu’il fait se retourne contre lui ». La fondation de l’État d’Israël serait-elle alors la solution ? Non plus car « l’authenticité, lorsqu’elle conduit au sionisme, est nuisible aux Juifs qui veulent demeurer dans leur patrie originelle, parce qu’elle donne des arguments à l’antisémite. Le Juif français s’irrite contre le sionisme qui vient encore compliquer une situation déjà si délicate et le sioniste s’irrite contre le Juif français qu’il accuse a priori d’inauthenticité. »
Bref, et c’est le fond de l’argumentation sartrienne, les juifs n’ont aucune prise sur leur destin. La solution de la « question juive » leur échappe totalement, quels que soient les choix opérés. Seule l’opposition bourgeoisie-prolétariat présente une réelle consistance et se résoudra par la victoire du second. La distinction entre juifs authentiques et juifs inauthentiques, elle, n’en a pas. Seule la révolution socialiste permettra de résoudre « la question juive » et de donner aux juifs les droits que la société bourgeoise ou capitaliste leur refuse. On aurait aimé alors demander à Sartre ce que deviendraient les juifs dans cette société socialiste puisque qu’ils n’existent selon lui que comme un produit de l’antisémitisme. Sur ce point il ne dit rien.
Le manichéisme psychologisant de Sartre lui interdit d’analyser la population juive de manière intéressante en ne l’appréhendant que dans ses rapports avec la société antisémite dans laquelle ils vivent. En affirmant que la société socialiste donnera aux juifs les droits que la société bourgeoise lui refuse, il reproduit l’erreur fondamentale de Marx selon laquelle l’existence ou non de « droits » dépend du type de système économique en vigueur et non pas du type de régime politique. Pourtant, ce n’est pas le « socialisme réalisé » qui a permis de conquérir des « droits » et de les défendre mais le libéralisme philosophique et politique, comme l’histoire l’a montré. Contrairement à ce qu’il écrit, c’est dans les sociétés dont la valeur centrale est l’universalisme des Lumières, cette « abstraction universaliste de la légalité » qu’il rejette, c’est-à-dire dans les sociétés libérales qui reconnaissent d’abord la valeur de l’être humain en soi, que ces droits ont pu être établis et défendus. Sartre estime que c’est en tant que juifs que les juifs doivent être reconnus comme citoyens alors que c’est au contraire en tant qu’êtres humains. Peu de temps avant qu’il publie son livre, Staline avant de mourir, inventant un « complot des blouses blanches », avait remis sur le métier l’ouvrage déjà bien avancé par Hitler. Dans la Russie socialiste l’antisémitisme n’avait apparemment pas disparu ! Sartre le savait-il ?