Arte ravive la mémoire des enfants juifs de la rue Saint-Maur
Aude Dassonville
Déjà multiprimé (au Festival de Haïfa, au FIPA, à Luchon), Les Enfants du 209, rue Saint-Maur connaîtra bientôt un prolongement. Dans un livre à venir Ruth Zylberman en livrera tous les secrets — les usines qu’il a abritées, les faits divers qui s’y sont déroulés, les luttes qui y ont été menées — de 1850 à aujourd’hui.
Ruth Zylberman a choisi au hasard un immeuble de l’Est parisien, dont elle a retrouvé les habitants qui ont grandi sous l’Occupation. Une enquête aussi longue que minutieuse, d’où resurgit une mémoire engloutie et souvent douloureuse. Un film bouleversant.
C’est un immeuble comme un autre construit au milieu du XIXe siècle, dans un quartier populaire de Paris. Il n’a rien de plus que le 211, rien de moins que le 207. Mais c’est le 209 de la rue Saint-Maur, dans le 10e arrondissement, qui « plaisait » à Ruth Zylberman. La réalisatrice, qui projetait depuis longtemps de travailler sur la généalogie d’un immeuble, s’est dit qu’à cette adresse elle croiserait sans doute une autre question qui la hante : celle de la destruction des Juifs d’Europe. L’auteure est rentrée chez elle, a consulté la carte des enfants juifs déportés de Paris et constaté qu’ils étaient neuf, à cette adresse, à avoir subi ce sort pendant la Seconde Guerre mondiale. Un labeur de quatre années venait de commencer, dont elle ignorait où il allait la mener.Patiemment, opiniâtrement, elle s’est efforcée de retrouver les noms des occupants, de les loger aux bons étages, de reconstituer les familles — sans se soucier d’exhaustivité, un objectif inatteignable. Conseillée et aidée par les historiens Claire Zalc et Alexandre Doulut, elle est allée fouiller les Archives nationales et celles de la préfecture de Paris, consulter les dossiers d’aryanisation, suivre des pistes jusqu’aux camps de transit de Pithiviers ou de Beaune-la-Rolande, où des habitants avaient été envoyés après le 16 juillet 1942. A la démarche de l’historienne s’est alors ajoutée une enquête de détective, menée à coups de petites annonces dans les journaux et de bouteilles à la mer envoyées à tous les porteurs des noms et prénoms des personnes qu’elle recherchait. Une fois celles-ci retrouvées à Melbourne, Tel-Aviv ou New York, Ruth Zylberman s’est rendue chez elles, munie de jouets (du mobilier miniature). Ensemble, ils ont reconstitué les intérieurs où ils avaient vécu : là, le petit lit d’enfant, ici, la table de cuisine, là-bas, le coin où jouer à la maîtresse. « J’ai été surprise et bouleversée de constater à quel point ce stratagème fonctionnait, raconte la quadragénaire. Ces petits objets constituaient un étayage à leur mémoire. Tout d’un coup, quelque chose advenait pour eux. J’avais l’impression d’assister à la physiologie des souvenirs. »
Car plutôt que le propos « universalisable » des rescapés de la Shoah, c’est la vérité du détail qui obsède Ruth Zylberman. Celui qui n’a jamais été dit, et encore moins répété, « stéréotypé ». « Quand cette parole advient, c’est d’une pureté, d’une tension émotionnelle sans pareilles », note-t-elle. Et, en effet, il faut voir Henry, ce grand Américain de 79 ans, revenir pour la première fois dans le bâtiment de ses premières années, errer dans l’absence totale de ses souvenirs puis, au détour d’un échange anodin devant d’antiques WC, éprouver la sensation physique, depuis si longtemps oubliée, des toilettes des bains-douches où ses parents l’emmenaient avant d’être déportés…
Une histoire écrite au sous-sol
C’est une sorte de palimpseste que Ruth Zylberman reconstitue ainsi sous nos yeux, laissant les souvenirs remonter à la surface des lieux, sourdre des murs, affleurer les pavés. Les récits émus de Jeanine, Albert ou Odette recouvrent d’hier des couloirs inchangés, toujours aussi sonores, tandis que des cris d’enfants, un tintement de cloches ou encore le pépiement des oiseaux maquillent d’aujourd’hui les traumas qui palpitent encore. « Le temps n’est pas une abstraction, mais une matière organique, plaide Ruth Zylberman, imprégnée des travaux du philosophe Walter Benjamin. C’est pourquoi je voulais que l’immeuble soit filmé comme un organisme vivant. » Au cours du documentaire, on la voit caresser les murs de la cave de sa lampe-torche, découvrant des graffitis, des éraflures ; pas besoin d’explications pour deviner qu’en 1942 l’histoire du 209, rue Saint-Maur s’est aussi écrite au sous-sol. A un autre moment, c’est la projection sur les murs de la cour d’images d’amateurs datant de l’immédiat après-guerre qui semble en libérer les fantômes, tapis dans la pénombre des cages d’escalier depuis tant d’années.
D’une durée totale de une heure quarante, dénué de pathos inutile, ce documentaire subtil ne cherche jamais l’efficacité. Si l’on n’est pas toujours sûr d’avoir bien compris la trajectoire de tel ou telle, on n’échappe pas à l’effet d’imprégnation produit par le mélange des récits, précis, et des images, songeuses. Entre les enfants qui partent à l’école et les riverains qui franchissent le porche, auxquels se mêlent bientôt les enfants de la guerre réunis, vieillards, par Ruth Zylberman, le bâtiment semble un espace de sédimentation en perpétuelle formation. « Le passé n’est pas enclos, rappelle la réalisatrice. Il n’est pas dans sa cage, ou derrière un rideau qu’on soulèverait. » Il surgit d’une conversation par Skype, quand deux rescapées tendent devant l’écran d’ordinateur le portrait de leur père disparu. Il jaillit d’un geste de l’index destiné à mimer une peinture que l’on gratte, une rayure délibérée sur un carreau occulté pour se figurer une petite recluse en train d’attendre que la guerre s’achève…
Une autre ampleur
Déjà multiprimé (au Festival de Haïfa, au FIPA, à Luchon), Les Enfants du 209, rue Saint-Maur connaîtra bientôt un prolongement, et une autre ampleur. Dans un livre à venir, Ruth Zylberman en livrera tous les secrets — les usines qu’il a abritées, les faits divers qui s’y sont déroulés, les luttes qui y ont été menées — de 1850 à aujourd’hui. « La façon dont les gens se succèdent, les interactions du hasard, comment les indices nous sont adressés, tout cela me fascine », admet-elle. Les années 1939-1945 en auront livré, à coup sûr, les épisodes les plus inconcevables.