Le bonheur individuel et collectif au coeur de la vie de Beatrice Slama racontee par Hejer Charf

Le bonheur individuel et collectif au coeur de la vie de Béatrice Slama racontée par Hejer Charf

Béatrice Slama est partie discrètement le 19 septembre 2018, à l'âge de 95 ans. Universitaire, engagée sur plusieurs fronts, à cheval sur deux continents, de la Tunisie à la France en passant par le communisme, l’anticolonialisme et le féminisme, elle est de ces femmes que l'histoire s'empresse d'oublier. La réalisatrice Hejer Charf a capté son souvenir dans "Béatrice un siècle", un bien beau film. 

 par Sylvie Braibant - TV5Monde

Ce samedi 15 septembre 2018, la plus grande des salles du cinéma Saint André des Arts dans le quartier latin à Paris est comble. Une foule diverse, de tous âges, mixte, mais tout de même plus féminine que masculine, se presse pour découvrir "Béatrice, un siècle", le nouveau documentaire de la réalisatrice québécoise Hejer Charf. L'héroïne est inconnue du grand public et pourtant elle a marqué l'histoire, celle de la décolonisation, de mai 68, de la littérature et du féminisme.

Le générique à peine achevé, les applaudissements fusent, les spectateurs/trices sont debout. Sans doute encore plus fervent.es depuis qu'ils/elles savent que la nonagénaire s'est brusquement affaiblie. Cinq jours plus tard, Béatrice Slama quitte la scène, et c'est surtout en Tunisie qu'on la pleure... 

Beatrice Slama n est plus
Une des dernières bougies du Parti communiste tunisien d’avant l’indépendance vient de s’éteindre. Avec la disparition à Paris de cette grande dame, Bice Slama, se referme encore plus...

Entre Béatrice Slama, plus de 90 ans au moment du tournage, et la quinquagénaire Hejer Charf, le courant ne pouvait que passer. L'universitaire comme la réalisatrice sont nées en Tunisie. L'une et l'autre ont quitté ce si cher pays, même si c'est pour des raisons et des destinations différentes - la France pour Béatrice, le Canada pour Hejer. Les deux femmes que quatre décennies séparent partagent les mêmes engagements, en particulier celui pour la cause des femmes, l'une par la plume, la recherche et l'action, l'autre par des films. 

Nous avions rencontré Hejer Charf à Saint-Sauveur-en-Puisaye, village natal de l'écrivaine Colette, et nous avions été conquises par son film précédent : "Autour de Maïr" était déjà un film de transmission entre femmes, et revenait sur le parcours de Maïr Verthuy née au Pays de Galles, dans une famille de mineurs, et devenue une brillante et généreuse chercheuse et féministe québecoise.  

Contemporaine de Maïr Verthuy (ces femmes qui ont des rides et que personne ne veut filmer dit Hejer Charf), Béatrice Slama est née en Tunisie, dans une famille juive venue d'Italie, un milieu petit bourgeois et ouvert en même temps. L'italien est la langue qu'elle parle à la maison, le français celle qu'elle étudie, l'arabe reste une terre inconnue et lointaine... Elle a une soeur et si leur mère pousse ses filles à étudier encore et encore, c'est sans doute parce qu'elle n'est pas heureuse : son mari a une maîtresse. Et lorsque Béatrice, surnommée Bice comme dans "La divine comédie" de Dante le comprend, elle dit qu'elle se met "à vivre dans la souffrance de sa mère"…

La guerre, le communisme, la résistance

En Tunisie, la Seconde guerre mondiale les attrape plus lointainement que les Juifs en Europe. Les représentants de la politique de collaboration du régime de Vichy appliquent les mesures à leur encontre et les exclut de l'économie mais aussi de la fonction publique et des professions touchant à la presse, à la radio, au théâtre ou au cinéma. Avec l'arrivée de l'armée allemande, leur sort devient plus incertain, mais grâce à la protection d'autres Tunisiens (la présence des Juifs en Tunisie remonte au 2ème siècle avant JC) puis à la débâcle allemande dès 1943, à l'exception d'un seul transport par avion, les Juifs de Tunisie échapperont aux camps d'extermination.  

Béatrice était déjà communiste lorsqu'elle rencontra son compagnon, en 1941, un "camarade" lui aussi. Ivan est médecin et ils s’épousent en 1943. Ils auront deux enfants, une fille et un garçon, Pierre et Pierrette. Avec la guerre, le couple s'engage dans la résistance. Ensemble, ils vivent les échos très concrets de la collaboration et de l’antisémitisme d’Etat. "Mais c’est avec « Nuit et Brouillard » que je découvre la réalité des camps d’extermination." confie Béatrice à Hejer Charf. Le film d'Alain Resnais sort en 1956 en France métropolitaine et coloniale. 

C'est à cette période aussi que Béatrice Slama fonde l'Union des jeune files de Tunisie (UJFT), organisation proche du Parti communiste tunisien, qu'elle dirigera de 1944 à 1948. 

L'Union des jeunes Filles de Tunisie (UJFT) que fonda et dirigea Béatrice Slama

L'Union des jeunes Filles de Tunisie (UJFT) que fonda et dirigea Béatrice Slama

DR

Le temps des indépendances

Béatrice qui avait grandi dans l’italien maternel devient la première agrégée en littérature française de Tunisie. Une matière qu'elle enseigne 15 ans à Tunis, avec passion. Et c'est avec passion aussi qu'à cette même époque, elle embrasse la cause de l'indépendance de la Tunisie. Un sujet qu'elle connaît bien puisqu'elle a soutenu sa thèse sur une insurrection anticoloniale du 19ème siècle. Face à la caméra, elle raconte la schizophrénie de ces sociétés coloniales où les communautés ne se croisaient que très rarement. Sauf au parti communiste ou dans les organisations syndicales. 

Sa soeur a épousé elle aussi un militant communiste en 1953, Belhassen Khiari, qui deviendra le secrétaire général de l'Union syndicale des travailleurs tunisiens, ce qui lui permettra de rester en Tunisie. Béatrice et Ivan, eux, devront partir, "emportés par l'histoire avec un H, qui de façon dérisoire a créé une nouvelle diaspora, d’une génération qui s’était sentie sûrement beaucoup plus tunisienne, même si elle était aussi beaucoup plus occidentalisée, parce qu’elle avait cherché à s’enraciner par la lutte, en particulier celle pour l’indépendance. Nous communistes juifs nous nous sentions victimes et complices à la fois. Notre proximité avec les communistes français, notre internationalisme même, nous préparait au départ. Nous étions exclus à chaque nouvel épisode du conflit israélo-palestinien. Je devenais une touriste chez moi. Je n’ai jamais cessé d'en souffrir."

C’est à Nanterre en 1968 que je suis sortie de la dépression parce que j’y ai vécu une nouvelle utopie, passionnément.
Béatrice Slama 

Le temps des femmes

Elle ne sait pas encore en cette année 1965, celle du départ, que dans trois ans elle vivra une autre belle aventure, avec l'explosion de liberté et de parole en mai 68. Voici ce qu'elle en dit dans le film : "Mai 68, c’est mon adhésion à la France. J’arrive à Nanterre à l’Université, avec autour les bidonvilles où vivaient les Maghrébins, et tous ces vestiges de la colonisation. C’est à Nanterre en 1968 où je suis sortie de la dépression parce que j’y ai vécu une nouvelle utopie, passionnément. Cohn Bendit avait été mon étudiant et j’avais suivi ces questions de circulation entre les résidences de filles et de garçons (facteur déclenchant de mai 68, ndlr), on débattait beaucoup des questions de sexualité. J’ai eu peur de ne pas être naturalisée, alors j’ai demandé à ce qu’on m’enlève du comité étudiants professeurs qui avait été élu à la tête du mouvement de Nanterre. (.../...) Le principal bouleversement de mai 68 c’est le mouvement de libération des femmes, et la réflexion sur la sexualité. 68 était un mouvement largement mixte, mais dans la visibilité c’était masculin. 'Mon corps m’appartient' est l’un des principaux mots d’ordre. Et aussi on a changé de regard sur la raison sur la folie, la déconstruction est née de là. Les femmes ont pris conscience de leur situation et ont dit 'c’est notre tour' ». 

Tout au long de ces confidences, ce qui frappe c'est l'optimisme irréductible de Béatrice Slama malgré les épreuves : "Les années 1970 ont été pour moi celles du bonheur d’enseigner, ce bonheur d’une aventure collective, et pourtant c’est aussi celles de mon cancer, de la mort de mon mari en 1977."

Dans son séminaire, elle propose d’étudier les grèves de femmes, la presse féminine dans l’histoire, des sujets absents de l’Université jusque là… avec cette volonté d'inscrire le deuxième sexe dans l’histoire. Elle parle avec passion « de la volupté d’écrire de Colette », de la découverte du désir sexuel brut dans l’oeuvre de Simone de Beauvoir ou celle de Doris Lessing,  du « corps des femmes comme un autre soi, à la fois bourreau et victime ». Ou encore de Marguerite Duras, le « silence et la voix » et de cet érotique de la lenteur et du silence…

"Je voulais un toit..." Béatrice Slama dans son dernier domicile, capturée par Hejer Charf

"Je voulais un toit..." Béatrice Slama dans son dernier domicile, capturée par Hejer Charf

(c) Hejer Charf

Je voulais une maison avec un jardin et une bibliothèque, c’était essentiel pour moi d’avoir un toit…
Béatrice Slama

Un conflit la rend pourtant pessimiste, celui entre Israëliens et Palestiniens, elle juive qui a grandi hors du sionisme et de la religion… « Ce conflit me paraît une double tragédie, et je vais fâcher tout le monde. Celle des Palestiniens spoliés et humiliés et qui ont vécu l’occupation et la colonisation quotidienne, privés d’Etat. La tragédie des Juifs aussi, persécutés durant des millénaires, qui n’ont eu le choix qu’entre deux sortes de territoires, ceux où ils ne pouvaient pas vivre et ceux où ils ne pouvaient pas entrer. Ils ont pensé trouver avec Israël une terre et un refuge et se retrouvent actuellement les spoliateurs et les colonisateurs. Ils voulaient créer un Etat neuf et digne et ils ont été d’emblée confrontés à la guerre. Et les puissances coloniales occidentales portent une lourde responsabilité dans cette double tragédie. Ils ont laissé faire la solution finale, ils ont laissé faire la colonisation en Palestine. » 

A la fin du film, elle regarde par la fenêtre. De son appartement, elle voit des arbres, une cour fleurie.  « Je voulais une maison avec un jardin et une bibliothèque, c’était essentiel pour moi d’avoir un toit…» 

Il faut que nos écrans se remplissent de paroles de femmes au delà de leurs rides.
Hejer Charf, réalisatrice

Nous avons rencontré Hejer Charf à Paris, à l'occasion de la projection de son film. La cinéaste nous dit pourquoi elle recueille la parole de ces femmes qui ont marqué le siècle, mais en y laissant des traces fugaces :
"J’ai choisi Béatrice parce qu’elle est tunisienne, qu’elle est savante, qu’elle est féministe, et que son histoire croise un peu la mienne. Elle est un concentré de notre histoire du 20ème siècle, et je traverse ce siècle avec elle. Maïr Verthuy, Béatrice Slama, ce sont des femmes que je veux montrer parce qu’elles ne sont pas assez montrées. C’est comme si j’allais à la source d’une mémoire, d’une histoire. Ces femmes là à cet âge là, moi je fais du cinéma et je sais qu’on ne les filme plus, parce que le cinéma n’aime pas les rides, alors qu’à moi elles me parlent. Et ce qui m’intéresse aussi chez elles, c’est qu’elles sont dépositaires d’un savoir, littéraire, elles sont toutes deux enseignantes, toutes deux féministes et toutes deux un peu immigrantes. Béatrice est un peu de nulle part et de partout, c’est ce qui m’intéresse. Et elles sont belles. Il faut que nos écrans se remplissent de paroles de femmes au delà de leurs rides. Le cinéma doit forcer la scène. Il faut plus d’arabes, de noir.es, de handicapé.es, mais aussi plus de vieux et de vieilles..."

 

Entretien avec la cinéaste Hejer Charf, réalisé par Sylvie Braibant et Isabelle Mourgère - durée : 2'

Hejer Charf était encore en France lorsque le décès de Béatrice Slama a été annoncé. Elle avait tout de même eu le temps de lui montrer le film. Le 22 décembre 2018, il sera projeté à la Cinémathèque Tunisienne à Tunis, dans le cadre d’une grande soirée hommage à Béatrice Slama. Pour l’occasion, ses enfants, des collègues et ses ami.e.s feront spécialement le déplacement jusqu’à Tunis. Hommage auquel les Terriennes ne peuvent que s'associer.

Dans ce film, il n’y a pas de violence, il n’y a que du savoir, de la science, de la sagesse et de l’intelligence, donc du progrès possible
Ariane Mnouchkine

Comme la metteuse en scène et dramaturge Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du  Soleil à Paris, qui ne cache pas son, émotion, son enthousiasme et son envie de voir le film diffusé le plus largement possible...  

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