Le dernier repas de la présidence Hollande ... a la Boule Rouge

Le dernier repas de la présidence Hollande ... a la Boule Rouge

 

Le 14 mai 2017, juste après la passation des pouvoirs, François Hollande a réuni ses fidèles pour l’ultime déjeuner du quinquennat : un couscous, comme Mitterrand en 1995. Récit des agapes.

LE MONDE | Par Solenn de Royer

Quand ils poussent la porte du restaurant, ce dimanche 14 mai 2017, ils sont aussitôt happés par le bruit, les interjections, les rires et le cliquetis des couverts. « Bernard, tu n’avais pas dit que le lieu serait privatisé ? », s’étonnent Michel Sapin et Jean-Marc Ayrault. Dans le SMS d’invitation, parti quelques jours plus tôt de Matignon, Bernard Cazeneuve avait en effet précisé que le restaurant leur serait réservé, pour plus d’intimité et éviter les fuites dans la presse. Mais trop heureux de donner à son établissement cette publicité inattendue, le patron de La Boule rouge, restaurant juif tunisien du 9e arrondissement, d’habitude fermé le dimanche, a appelé ses meilleurs clients pour les prévenir de l’arrivée d’une petite troupe prestigieuse.

C’est là, dans cette institution parisienne qui a servi de décor au Grand Pardon – dans lequel a joué Roger Hanin, beau-frère de François Mitterrand – que le premier ministre a proposé à François Hollande de l’emmener déjeuner avec ses fidèles à l’issue de la passation des pouvoirs. Il fallait trouver un lieu. « Je n’allais pas déjeuner à Matignon ! », s’amuse François Hollande qui note une étrangeté lors de cette journée, un « paradoxe ». « Le président part et n’a plus rien, mais les ministres restent dans leurs lieux de pouvoir [jusqu’à l’annonce du nouveau gouvernement]. »

Bernard Cazeneuve, dont les parents sont nés en Algérie, connaît bien le patron, Raymond Haddad, ami des people et des politiques. Il vient déjeuner là souvent avec le documentariste Serge Moati pour y humer les senteurs de la Méditerranée. Il y croise parfois le chanteur Enrico Macias ou l’ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë, natif de Bizerte, qui y a sa table réservée tous les jeudis. Jadis, Philippe Seguin, ami intime du patron, envoyait son chauffeur chercher le « complet poisson » ou le couscous agneau de la maison.

Enrico Macias au milieu des fantômes

Raymond place ses hôtes au fond de la salle principale, autour d’une longue table nappée de blanc. Les convives rient jaune en découvrant les photos accrochées au mur : Rachida Dati, qui a dansé à La Boule rouge un soir de fête, François Fillon, Roger Karoutchi ou encore Nicolas Sarkozy, cet adversaire honni et redouté que François Hollande fut longtemps persuadé d’affronter en match retour, mais qui appartient désormais à « l’ancien monde ». Comme lui. Dans tous ces cadres, il ne reste que des fantômes.

Pour ce dernier repas avant de retrouver la vie normale, c’est François Hollande qui a dressé la liste des invités : les ministres Michel Sapin, Stéphane Le Foll, Jean-Yves Le Drian, le secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet, les premiers ministres Bernard Cazeneuve et Jean-Marc Ayrault. Passé en macronie avec armes et bagages pour tenter de sauver sa peau, Manuel Valls, l’autre premier ministre du quinquennat, n’a pas été invité. Retenu en Bourgogne, le maire de Dijon, François Rebsamen, n’est pas venu.

Seule femme – outre les épouses des ministres – admise dans ce petit club de gentlemen défaits : la sénatrice PS des Pyrénées-Atlantiques, Frédérique Espagnac, ex-attachée de presse de François Hollande au parti. En rangeant son bureau à l’Elysée, dans les jours qui ont précédé la passation, le chef de l’Etat a fait porter quelques souvenirs à des proches. Frédérique Espagnac a reçu une affiche dédicacée de la campagne fantôme, imaginée par les stratèges hollandais pour la réélection du président sortant. Collector…

Sous le regard d’Enrico Macias, assis à sa table habituelle, on s’émerveille devant la féerie des entrées : kemia, salades cuites, thon à l’huile avec la mechouia, brick au thon… L’épouse de Raymond a préparé aussi ses fameuses boulettes de shabbat. La cuvée « Elysée Palace » de vin gris n’est pas servie, sans doute par délicatesse. Mais un excellent pomerol a été débouché. Les gardes du corps déjeunent à côté. Julien Dray, qui n’a pas été invité mais a su où se tiendraient les dernières agapes du quinquennat, a donné rendez-vous à de vieux amis pour déjeuner là, à quelques tables du président. La présence taciturne de ce « baron noir », teintée de reproches muets, irrite les ministres hollandais.

« Autour de la table, toutes les vicissitudes de l’âme humaine »

Autour de la table, on couve le président sortant du regard. Michel Sapin, qui se souvient avoir pleuré il y a cinq ans le jour de l’intronisation de « François », observe le visage inexpressif de son ami. Aujourd’hui, il dit : « Je ne sais pas de quoi il est capable de souffrir. Il a une maîtrise émotionnelle incroyable. » Comme toujours, François Hollande se cache derrière la même jovialité badine, l’ironie, mais ses amis savent combien les dernières heures à l’Elysée ont été pénibles pour lui. C’est criblé de flèches, avec un quinquennat moqué et décrié, que cet homme trahi par son ancien conseiller, et qui fut incapable de se représenter, quitte le pouvoir, alors que rien ne l’attend vraiment.

En peinture, ce dernier repas serait une Cène : celui qui va « mourir » (hors de la politique, point de salut), entouré de ses disciples. Il y a l’ami fidèle Jean-Pierre Jouyet, le plus aimé (l’apôtre Jean) ; l’ancien camarade de chambrée au service militaire et condisciple à l’ENA, le ministre de l’économie, Michel Sapin, le « collecteur d’impôts » (Matthieu) ; assis à la droite du président sortant, le soldat, celui qui a jusqu’à la fin tiré l’épée pour tenter de protéger « François », Stéphane Le Foll (Pierre), et qui espère reprendre le PS, voler enfin de ses propres ailes, après avoir passé l’intégralité de sa vie politique dans l’ombre ingrate de Hollande. Et puis, à la gauche du chef de l’Etat : Jean-Yves Le Drian, celui avec qui tout a commencé il y a trente ans, quand les deux hommes ont lancé les transcourants, à Lorient. Lui, aux yeux de tous les autres, sera Judas. « Autour de la table ce jour-là, il y avait toutes les vicissitudes de l’âme humaine », résume l’un des convives.

Mais en ce jour de passation, c’est encore le temps des faux-semblants. Le Drian, qui fut ministre de la défense pendant cinq ans avant de proclamer, moins de cinq mois après l’arrivée de Macron à l’Elysée, que la France « est de retour dans le jeu », évoque devant ses camarades ses adieux aux armées et son retour en Bretagne. « Il nous prend vraiment pour des cons ! », murmure Ayrault à l’oreille de Cazeneuve.

En voiture avec Julien Dray

Lors de son tête-à-tête avec son successeur, quelques heures plus tôt dans le bureau présidentiel, François Hollande a compris que le Breton, qui a rallié Emmanuel Macron pendant la campagne, ne serait pas reconduit à l’hôtel de Brienne. Il le sonde : « Je pense que tu ne seras pas à la défense. C’est à toi de voir, rester au gouvernement ou sortir. » Le Drian – qui héritera finalement des affaires étrangères, une trahison aux yeux de Hollande – élude, fuyant. Tendu, l’échange préfigure la rupture brutale des jours à venir.

Alors qu’au même moment, Macron descend les Champs-Elysées, martial, les convives de La Boule rouge évoquent rapidement la passation des pouvoirs. Hollande a voulu faire comme Mitterrand, point par point. Après avoir franchi une dernière fois le porche de l’Elysée, sa berline a tourné rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis à droite, rue Boissy-d’Anglas, avant de s’arrêter brièvement à proximité du Grand Palais pour faire monter un mystérieux passager. Surtout ne pas rester seul. François Hollande avait demandé à Bernard Cazeneuve de l’accompagner rue de Solférino pour ses adieux aux socialistes, mais le premier ministre devait assister à la cérémonie d’intronisation d’Emmanuel Macron, dans la salle des fêtes du palais.

Il a donc été convenu que François Hollande arrive au PS avec Julien Dray, le complice de toujours. Banni par Valérie Trierweiller après la victoire, le revoilà donc au plus près du roi après la défaite. « Je savais que ce moment allait être pénible, je ne voulais pas le laisser seul », raconte le conseiller régional d’Ile-de-France. Dans la voiture règne un silence pesant. François Hollande a anticipé ce moment, mais cette fois, on y est : il n’est plus président, il est face à lui-même et au jugement de l’Histoire. La voiture fait plusieurs fois le tour du quartier, le temps de s’assurer que la rue de Solférino s’est remplie et que l’accueil sera bon. « Hollande avait une peur panique de se faire siffler », se souvient un cacique du parti.

En 1995, après ses adieux au PS et une halte chez lui rue de Bièvre, François Mitterrand, emmitouflé dans son long manteau noir, était parti déjeuner avec son fils Gilbert, sa femme Danielle, le docteur Tarot, accompagné de son labrador Baltique, dans un restaurant kabyle, à quelques mètres de son domicile. Comme lui, François Hollande termine son mandat par un couscous. En quittant le siège du parti, et avant de partir pour La Boule rouge, il s’arrête un moment au domicile privé de Bernard Cazeneuve, à quelques mètres de Solférino. Jusqu’au bout, l’ancien député et maire de Cherbourg sera resté aux côtés du président, empathique et prévenant, souffrant pour lui. Encore aujourd’hui, les deux hommes s’appellent presque tous les jours.

Les imitations préférées de Bernard Cazeneuve

Autour de la table, Bernard Cazeneuve s’emploie vaillamment à distraire la petite assemblée endeuillée en se livrant à ses imitations préférées. « Il a fait Mitterrand et Giscard », se souvient Michel Sapin. On pouffe, on rit. Mais la gaieté est forcée. Tous avaient imaginé une autre fin pour le deuxième président socialiste de la Ve République. « Ce n’était pas le temps des grandes explications, se remémore Jean-Marc Ayrault. Il n’y a eu aucune conversation poussée autour de la table. Juste le plaisir d’être ensemble parce qu’on ne pouvait pas se quitter comme ça. » Un déjeuner « hors du temps », abonde Michel Sapin. « On essaye de ne pas penser à pourquoi nous en sommes arrivés là et quelle sera la suite pour la gauche et pour chacun. »

Arrive le moment de se dire au revoir. Cette fois, la presse a été prévenue. Les badauds aussi, qui s’agglutinent devant le restaurant, applaudissent. Dernier bain de foule pour François Hollande, que Bernard Cazeneuve ne parvient pas à saluer, dans la bousculade. L’ancien président doit passer chercher sa compagne Julie Gayet et son labrador Philae, avant de se hâter vers le Sud, au chevet de son frère mourant. Le premier ministre l’appelle quand il est sur la route. « Je suis désolé, il y avait un vacarme fou. » « Ne t’inquiète pas, répond l’ancien président, c’était sans doute mieux comme ça. »

Un peu plus tôt, en voyant s’éloigner la berline officielle, le chef du gouvernement pense fugacement au personnage d’Yves Montand dans César et Rosalie, de Claude Sautet. Un homme malheureux qui « fait semblant d’être amical et jovial alors qu’il est profondément triste aussi ». Rayonnant, Raymond Haddad dit que c’est le plus beau jour de sa vie. Bernard Cazeneuve, lui, attendra plusieurs mois avant de revenir déjeuner à La Boule rouge.

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