Pourquoi Alaïa nous manquera, par Sophie Fontanel

Pourquoi Alaïa nous manquera, par Sophie Fontanel

Le couturier dont on apprend le décès fut le concepteur de "ces vêtements qui structurent le corps de la femme et lui donnent de l'assurance". Hommage.

Par Sophie Fontanel

C'est en avril et je pars en vacances avec une copine de classe, à Ibiza. 1979. Je possède un beau maillot (à l'époque, on ne met que le bas), mais tout l'attrait qu'il avait à Paris est bientôt réduit à zéro quand je vois les maillots que portent ma copine et sa mère : ce sont des une pièce en côtes très serrées, à la fois échancrés aux épaules et couvrants aux hanches. C'est Azzedine, un ami du père, qui les fait, presque sur mesure. Le père de ma copine est un juif tunisien qui est venu en France dans les années 60, il est médecin, et il est lié assez à Paris à tout un milieu tunisien. Azzedine, arrivé lui aussi à Paris dans les années 60 (pour être ensuite quasi illico embauché chez Dior, puis filer tout aussi illico chez Guy Laroche, puis chez Thierry Mugler) est à ce moment le centre de l'attention de ma bande de Tunis car il a besoin d'aide. Il s'apprête à créer sa propre maison de couture. Les copains, je crois, mettent un peu de sous dans l'affaire, mais surtout en parlent partout. Mes amis habitent rue de Bellechasse, où s'installe aussi Azzedine.

Comme un écrin

Ce qu'il y a de dingue, me dit la mère de mon amie, c'est qu'il traite la matière de telle sorte que le corps est pris là-dedans comme dans un écrin. Ces mots, voire ces concepts sont inédits pour moi, qui ne suis qu’une adolescente. Pourtant, je perçois, à un air de ravissement de la mère, que tout cela est assez important.
Elle m’explique aussi que ce maillot qu’elle porte, et qui lui va si bien, est un maillot qui puise à la fois dans les maillots des années 50 et dans quelque chose de très technique, de très facile, de très moderne donc. Le maillot, elle me dit: “Essaie-le”. Je vais donc le passer derrière une porte et je reviens avec. Dans les yeux de tous et aussi dans le miroir, je vois soudain une femme qui pourrait jouer dans un film d’Antonioni (idole). Je me sens forte, et la première chose à rappeler est sans doute qu’il n’y aurait pas Phoebe Philo (Céline), sans doute la plus grande aujourd’hui, avec ses vêtements qui “structurent le corps de la femme et lui donne de l’assurance” sans Azzedine Alaïa.

 La "patte Alaïa"

Quelques mois plus tard, ce ne sont plus des maillots de bain qu’on va chercher chez Alaïa mais des robes. Elles sont coupées (on devrait dire “pensées) comme des maillots, et ont le don miraculeux d’être flatteuses au niveau du ventre. Elles font des ventres plats. Tout le monde, dès lors, essaiera d'en faire de semblables. Manquera toujours la “patte Alaïa“ et la “patte Alaïa”, c’est quoi ? C’est une sorte de poids de la robe (qu’elles sont lourdes !) mais au service d’une apesanteur, une fois porté. C’est comme ces skis encombrants qui vous permettent de voler, c'est aussi magique et incompréhensible, aussi jouissif et addictif.
Azzedine Alaïa a étudié les Beaux Arts en Tunisie. Le poids d'une statue, il connaît. Et les pieds d'airain d'une statue, il connaît aussi.
Le jeu entre l'attraction terrestre et l'attractivité humaine n'a pas de secret pour lui. C'est aussi un homme microscopique (de taille) à qui donc rien d'immense ne fait peur. Il posera continuellement à côté des plus grands (de taille et de prestige) top models de la seconde partie du 20ième siècle, Laetitia Casta, Elle McPherson, Farida Khelfa (son adorée), Naomi Campbell, Jasmine Ghauri... et récemment Lady Gaga.
Si vous êtes curieux, vous lirez un peu partout ce week-end qu'Azzedine n'en faisait qu'à sa tête. Il ne respectait pas le calendrier des collections, se fichait royalement de se renouveler et concevait la mode comme un rapport aux autres, aux amis, aux autres couturiers surtout, fait suffisamment rare pour être souligné. Tout ce qu'on dira est vrai.
Azzedine était si ouvert, si sociable qu'on est nombreux à savoir des choses sur lui. Ses chaises Mallet Stevens blanches, vers la rue de la Verrerie à Paris, où le gotha s'est assis, sont inoubliables. Ses couscous le sont également.
On est nombreux à avoir de la peine. Et je ne pense pas sans trembler aux larmes que verse déjà Alber Elbaz, qui doit trouver ces temps que décidément tout se perd.
Il nous reste des robes, et l'Histoire du vêtement.
J'apprends le décès d'Azzedine à la Villa Noailles où je passe le week-end. Azzedine avait été le président du jury Mode pour les 20 ans du Festival de Hyères. Jean-Pierre Blanc, qui dirige la Villa Noailles, était allé chercher Azzedine pour ces fameux 20 ans. "Cet homme qui avait la réputation de dire non. Et c'est un homme qui, par amour, disait oui à tout".
Alber, si tu lis ces lignes : dans le sud aussi, les larmes coulent.

Sophie Fontanel

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