Rien ne va plus à Sidi Bou Saïd

Rien ne va plus à Sidi Bou Saïd

À quelques encablures de Tunis, le pittoresque village blanc et bleu attire les visiteurs depuis des décennies et abrite quelques adresses mythiques. Mais, entre querelles de commerçants et laisser-aller architectural, « Sidi Bou » est en train de perdre tout ce qui faisait son charme.

Par Frida Dahmani - Jeune Afrique
 

Ceux qui décident d’affronter la pentue rue centrale de Sidi Bou Saïd en espérant être récompensés par un thé avec vue sur le golfe de Tunis depuis le Café des nattes vont être déçus. À la grande surprise générale, y compris celle des riverains, les épaisses portes de bois bleues du mythique et incontournable café sont closes depuis le début du mois de mars. Une situation inédite pour cette adresse qui, depuis 1905, a toujours accueilli les visiteurs et recueilli les potins du village.

En cause, un banal litige de voisinage autour de la terrasse du café qui empêche, selon le marchand de beignet voisin, l’accès à son échoppe. Ayant été autorisés à utiliser cet espace pour lequel ils payent une redevance à la municipalité, propriétaire des lieux, les tenanciers du café, faute de solution, ont tout simplement fermé boutique. Une manière de marquer les esprits, mais aussi de pousser la commune à prendre rapidement une décision. Un imbroglio inextricable où le café et la friterie ont tous deux des autorisations d’exploitation octroyées indûment par l’ancien maire, qui a même changé la vocation de la friterie, laquelle n’était à l’origine pas destinée à être un local de restauration.

C’est une guéguerre entre des margoulins qui ne sont pas du village

La solution ne peut être que de nature politique, seulement le contexte ne se prête pas au rapport de force : les conseils municipaux ont été dissous le 10 mars et le gouverneur de Tunis, Kamel Fekih, a précisé que le café doit à la municipalité, au titre de redevances sur l’usage de la voirie, 70 000 dinars (21 000 euros) de dettes, mais que la décision de fermeture n’a pas été prise par la commune. « Voilà un mois, le gouverneur avait assuré que cette échoppe ne pouvait être occupée par ce qui est en fait une friterie », rappelle un riverain. Le locataire du café se défend en invoquant une saisie arbitraire des tables et des chaises de la terrasse par le délégué de Carthage.

Tradition soufie

Chacun présente ses raisons, mais le problème semble s’installer dans la durée. « C’est une guéguerre entre des margoulins qui ne sont pas du village. Ils ont fait de l’argent on ne sait comment et sont devenus propriétaires de fonds de commerce. On appelle le marchand de beignets Ammar Dollars, c’est tout dire »,  s’agace un ancien élu municipal, qui leur reproche leur manque d’urbanité et d’attention à l’égard du village. « Si ce n’était pas Sidi Bou Saïd, ils ne seraient pas là, mais ils ne font rien pour le préserver, au moins au regard de leur investissement », conclut l’édile.

Quand l’incident a fait la une des médias, l’opinion s’est étonnée d’apprendre que le café n’avait pas été classé monument historique. Beaucoup confondaient le classement du village au patrimoine de l’Unesco et le classement aux monuments historiques tunisiens. Le café occupe la plus vieille bâtisse du village, qui était autrefois le vestibule de la mosquée et du complexe religieux organisé autour de la sépulture de Sidi Bou Saïd, un saint homme qui a dédié sa vie à la spiritualité soufie et dont le village porte le nom.

Pendant les cérémonies d’invocations de la confrérie, ses membres dégustaient du café dans cette entrée pour demeurer éveillés jusqu’à l’aube. Inaccessible aux non musulmans jusqu’à la fin du XIXe siècle, la colline porte une empreinte mystique encore vivace aujourd’hui lors des processions des confréries soufies, en été. Le Café des nattes, qui a changé de main en 2012, est plus qu’un monument : il est considéré comme un bien commun, un lieu de convergence et d’échange.

« Parmi les habitants de l’agglomération de Tunis, rares sont ceux qui, un verre de thé à la main et un bouquet de jasmin à l’oreille, n’ont pas passé une soirée sur les escaliers du café en devisant avec leurs copains. Pendant des générations, c’était à la fois un rituel et un lieu de rendez-vous », se souvient le descendant d’une famille d’anciens pêcheurs.

Où est passé cet enchantement ? Sidi Bou Saïd aurait-il perdu sa baraka ?

Intellectuels et artistes ont succombé au charme de ce village bleu et blanc accroché à une colline ocre, qui semble veiller sur la baie de Tunis, au point d’avoir été « Jebel El Manar », « la colline du phare ». Ils ont valorisé, avec le baron d’Erlanger, le patrimoine de Sidi Bou Saïd – sa musique et sa peinture en particulier – et ont contribué à faire du village, vibrant d’une ferveur mystique qui transcende les barrières sociales, un pôle artistique prolifique marqué par un art de vivre. « Où est passé cet enchantement ? Sidi Bou Saïd aurait-il perdu sa baraka ? » déplore un familier du Café des nattes.

Marchands du temple

La bataille entre le propriétaire du café et le marchand de beignets, bien sûr, prendra fin. Mais elle donne l’occasion de constater la dégradation du village, qui perd ses habitants et son âme. Même le Café des nattes n’est plus ce qu’il était : la moquette a remplacé les nattes de jonc et beaucoup des habitués ne savent plus que dans un renfoncement, derrière un moucharabieh, git un saint dont le nom s’est perdu au cours des siècles et que l’on appelait Sidi Fawah El Misk, « celui qui embaume le musc ». Son nom concentre toute la poésie du village pittoresque, qui a longtemps été adepte du dépouillement soufi et d’un certain esthétisme, où les senteurs et la musique étaient considérées comme des éléments du registre du beau et véhicules spirituels.

Quand on est complaisant avec les constructions anarchiques, on détruit l’héritage de nos enfants

Les habitants qui s’en vont, les nuisances des commerces qui occupent les maisons, une affluence touristique de plus en plus impressionnante – avec un pic de 60 000 visiteurs enregistré le 22 avril 2022 – participent à la dégradation du lieu. Le parking, principal point d’accès au village, est envahi de boutiques peu engageantes, sans cachet architectural, où officient des marchands du temple qui vendent aux touristes des produits made in China. « Rien à voir avec le raffinement de l’artisanat tunisien. Ce type de produits devrait être interdit puisqu’il dévalorise la production de qualité », commente le fils d’une famille de commerçants connus, les Mnouchi.

L’amertume semble générale : « Quand on est complaisant avec les constructions anarchiques, que le style du village n’est pas respecté, on détruit l’héritage de nos enfants. Au lieu d’un lieu vivant, charmant et paisible, on leur laissera des murs sans âmes devenu un Disneyland géant », tacle un architecte, qui rappelle que Carthage, le bourg voisin, est aussi menacé des mêmes sévices. Ce site historique mondialement célèbre est pourtant, avec Sidi Bou Saïd, la banlieue de Tunis, où le prix au mètre carré est le plus élevé.

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