Tunisie : quand Michel Foucault vivait le « Mai 68 » tunisien… en mars

Tunisie : quand Michel Foucault vivait le « Mai 68 » tunisien… en mars

 

Par Jules Crétois - Jeune Afrique

 

Le philosophe français Michel Foucault a séjourné deux ans en Tunisie. Il y a découvert la radicalité politique grâce à ses étudiants et laissé derrière lui un certain nombre de mythes, dont certains mériteraient d'être démolis, selon Fathi Triki, enseignant et ancien élève du Français.

Tous les vendredis, ils sont plus de deux cents étudiants tunisiens à se masser pour assister au cours donné par Michel Foucault, à la faculté des lettres et des sciences humaines, sur le boulevard du 9 avril à Tunis. Nous sommes au milieu des années 1960. Le philosophe français, spécialiste des relations entre pouvoir et savoir, un des intellectuels contemporains les plus célèbres de son temps, est arrivé en septembre 1966 en Tunisie.

Il y atterrit pour y enseigner, déjà « auréolé par la gloire que lui a valu [son livre] Les Mots et les choses », selon le biographe français Didier Eribon. « C’est la première fois qu’il occupe une chaire à l’université », précise à Jeune Afrique Fathi Triki, qui fut élève et ami du Français, devenu à son tour enseignant. Au menu : un enseignement d’Histoire de l’art sur la peinture de la Renaissance, et un cours d’Histoire de la philosophie sur Descartes.

Habib Bourguiba a expressément demandé à Michel Foucault d’enseigner Descartes

« Un fait reste méconnu : Foucault a rencontré le président Habib Bourguiba. Ce dernier lisait beaucoup le Nouvel Observateur, dans lequel Foucault écrivait. Et il lui a expressément demandé d’enseigner Descartes. »

Là, selon Eribon, certains de ses élèves, marxistes rigoureux, sont décontenancés de voir le Français citer fréquemment un Nietzsche suspecté d’appartenir à une pensée réactionnaire. Triki nuance : « Nous découvrions ce personnage que nous connaissions surtout à travers le débat qu’il entretenait avec Jean-Paul Sartre, référence majeure pour beaucoup d’entre nous. Très vite, il a eu une certaine influence sur plusieurs d’entre nous. »

Foucault, lui, semble ravi à en croire ses déclarations au journal tunisien La Presse, en 1967 : « Il n’y a probablement qu’au Brésil et en Tunisie que j’ai rencontré chez les étudiants tant de sérieux (…) et ce qui m’enchante plus que tout, l’avidité absolue de savoir. » Au très féministe club Tahar Haddad, dirigé par son amie, l’auteure Jalila Hafsia, il donne des conférences sur des sujets variés.

Le printemps tunisien

Foucault, qui va rester environ deux ans à Tunis, se montre attentif à l’actualité. Les actions antisémites qui explosent après la défaite des armées arabes face à Israël en 1967, que Foucault qualifie de « pogroms » le choquent profondément, comme il l’écrit à des amis. Il s’en ouvre auprès de certains de ses étudiants.

Mais surtout, dans la capitale tunisienne, Foucault assiste à l’éclosion d’un mouvement insurrectionnel. Appelé à devenir un nom majeur de la pensée critique, il ne passe que quelques jours en France durant les événements de Mai 68. En revanche, il ne rate pas le printemps tunisien.

La visite du vice-président américain Hubert Humphrey en janvier 1968 est le point d’orgue des tensions entre les autorités tunisiennes et les mouvements révolutionnaires. Les gauchistes, très marqués par l’anti-impérialisme, manifestent contre sa venue. La répression touche plusieurs des élèves de Foucault. Les syndicats estudiantins lancent une grève le 15 mars pour exiger la libération des détenus.

Les autorités rendent coup pour coup : le 19 mars, les arrestations se multiplient. Foucault pousse les enseignants français à prendre des mesures énergiques pour protester contre les arrestations. Ses collègues restent pour la plupart attachés à une obligation de réserve, en dehors du philosophe Georges Lapassade, expulsé de Tunisie et qui condamne même l’attitude encore trop timorée à son goût de Foucault. Ce dernier tente quelques médiations auprès de l’ambassade de France en vain. Il rédige aussi un texte pour plaider lors du procès du célèbre Ahmed Ben Othman, mais il n’est pas autorisé à intervenir.

Lorsqu’il arrive en Tunisie, il est tout sauf un révolutionnaire. Le pays le change profondément

Triki explique : « Lorsqu’il arrive en Tunisie, Foucault est encore proche d’un certain nombre de gaullistes. Il est tout sauf un révolutionnaire. La Tunisie le change profondément. Le linguiste Georges Dumézil, très proche de lui, dira plus tard ne pas le reconnaître à son retour : il était devenu radical ! »

Foucault, à en croire son ancien élève multiplie les services rendus. « Il avait une machine à écrire qui n’avait pas été enregistrée par la police. Quand l’étau s’est resserré autour de nous, nous avons commencé à écrire nos tracts dessus, chez lui. On a déménagé la ronéo du groupe dans son jardin et on imprimait là. »

En 1971, prétextant une conférence, Foucault reviendra en Tunisie pour plaider la cause des prisonniers politiques auprès de différents ministres. Cette expérience, Foucault la met volontiers en regard des événements français concomitants. Eribon le cite : « J’ai assisté à des émeutes (…) très intenses, précédant de plusieurs semaines ce qui s’est passé en mai en France… C’était en mars 1968. »

Il vante « l’énergie morale » de ses étudiants, unis par une idéologie porteuse de mythes et dresse un parallèle peu flatteur pour les gauchistes français.  « Déchaînement de théories, de discussions, d’anathèmes (…) de groupuscularisation… ce que j’ai vu en France, c’est exactement l’inverse de ce qui m’avait intéressé en Tunisie en mars 1968. »

La Tunisie et l’Iran

Un des points les plus discutés de la biographie de Foucault est sans aucun doute son rapport à la révolution iranienne. Pour certains, le philosophe a pêché par une forme de soutien, ou du moins de naïveté, à l’égard de l’éclosion de l’actuel régime iranien qui s’est imposé en 1979 à la faveur d’un large mouvement de défiance à l’égard du pouvoir.

« En commentant, en 1979, la chute du Chah, Foucault n’a pas salué l’avènement d’un régime, mais scruté l’événement d’une révolte », assure de son côté le politologue français et connaisseur du monde musulman Olivier Roy. Toujours est-il que pour les auteurs américains de Foucault and the Iranian Revolution, Janet Afari et Kevin B. Anderson, certaines de ses attitudes en Tunisie préfigurent celles qu’il aura en Iran.

Foucault avait un grand respect pour les étudiants tunisiens gauchistes qui faisaient face à une sévère répression

C’est en Tunisie qu’il développe selon eux « une forte admiration pour ceux qui se sacrifient pour une cause (…) Foucault avait un grand respect pour les étudiants tunisiens gauchistes qui faisaient face à une sévère répression. »

Ce serait aussi en Tunisie que serait née chez le Français, homosexuel, la vision orientaliste d’un monde musulman traditionnellement permissif et ouvert aux relations homo-érotiques et au sein duquel « les hommes homosexuels jouissent d’une plus grande liberté qu’en France. »

Triki n’est pas d’accord : « Les Français sous-estiment l’importance de son séjour tunisien. Les Américains, eux, sont obnubilés par la question de la sexualité et par celle de la religion chez Foucault. Alors, ils font de la Tunisie un épisode majeur, lié à ces deux questions. En vérité, il n’y a pas tant à en dire… Et durant son séjour tunisien, Foucault ne s’est pas tant intéressé aux questions religieuses et sexuelles. Il a surtout découvert la radicalité politique. Là, en effet, il y a un lien possible avec son expérience iranienne. »

Et l’ami du philosophe de détruire un dernier mythe : celui selon lequel Foucault pourrait avoir été expulsé de Tunisie du fait de son homosexualité. Un mythe à la peau dure. Dans le Monde diplomatique, l’intellectuel palestinien Edward Saïd écrivait : « Une de ses collègues tunisiennes m’a expliqué, dans les années 1980, qu’il avait été expulsé pour d’autres raisons. » Triki affirme : « Foucault a quitté Tunis pour rejoindre la nouvelle université de Vincennes. C’est aussi simple que ça. »

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