Afrin adieu : 15 jours, les exactions s’accumulent

Afrin adieu : 15 jours, les exactions s’accumulent (010302/18) [Analyse]

Par Stéphane Juffa © Metula News Agency

 

Avec Perwer Emmal dans le Rojava

 

Deux semaines se sont écoulées depuis le lancement par le régime turc de l’opération "Rameau d’olivier", rebaptisée depuis par mon ami Jean Tsadik "Guerre des effendis". J’ai dû envoyer notre reporter sur le terrain Perwer Emmal en congé forcé d’une semaine, car la comptabilité pluriquotidienne des morts et l’observation continue des opérations, alliées au sentiment d’impuissance face à l’agression ottomane contre un triangle de la taille d’un confetti et sa population allaient avoir raison de ses nerfs. Même cette mise au vert ne fut pas facile, car Emmal vient d’une petite ville kurde de Turquie, adjacente au Rojava, qu’il ne peut plus rallier sans s’exposer à des risques majeurs. Il a donc loué une garçonnière à Kobané, sans ordinateur et le téléphone portable sur silencieux, et il s’est reposé un peu. Il est de retour depuis hier (vendredi) dans le saillant de Manbij, mais nous avons réajusté ses interventions de façon à ce qu’il puisse prendre le temps de respirer, tout en disposant des conditions minimales d’hygiène, de sécurité et de confort, ce qui n’était pas le cas au début de la guerre d’anéantissement lancée par Erdogan contre Afrin.

 

Sur le théâtre des opérations, la situation permet ces réaménagements, car les forces d’Ankara, amplifiées par des dizaines de milliers de mercenaires arabes islamistes, n’ont pas réalisé de grands progrès durant les sept jours écoulés.

 

Comme on l’observe sur la carte, en dépit de l’énorme déséquilibre en matériel et en nombre de combattants, au bout de 15 jours, la seconde armée la plus puissante de l’OTAN, sur le papier du moins, n’est parvenue à occuper qu’une quinzaine de villages, tous exclusivement situés sur la frontière internationale ou dans proximité immédiate d’icelle et sans intérêt stratégique capital.

 

Plus encore, les Unité de Protection du Peuple (YPG) n’abandonnent jamais définitivement les positions enlevées par les forces d’agression et tentent de se les réapproprier au bout de quelques heures ou de quelques jours.

 

Les YPG multiplient pour y parvenir les attaques surprises ainsi que les opérations commandos à l’arrière des lignes de leurs adversaires, presque toujours avec succès.

 

Comme on le distingue sur la carte, l’assaillant ne dispose plus d’aucune position dans le district de Jandairis, et il n’est pas parvenu à s’assurer le moindre gain territorial dans le saillant oriental de l’enclave kurde, en direction d’al Bab et du saillant Manbij (invisible sur cette carte, mais à 10km à l’est d’al Bab) où se trouve Perwer Emmal.

 

Dans le district de Rajo, les protagonistes se disputent depuis deux jours la colline de Keviré Kerr, culminant à 750 mètres d’altitude. Durant les 15 derniers jours, l’envahisseur turc était temporairement parvenu à mettre la main sur 8 villages ou hameaux de ce district. Il ne lui en reste plus un seul.

 

C’est dans le Nord, dans le district de Boulboul, que l’armée du dictateur Erdogan a réussi à prendre le contrôle du plus grand nombre de villages.

 

A partir d’Azaz, en territoire syrien occupé par les Turcs depuis 2016, les forces d’anéantissement occupent pour le moment trois positions du canton d’Afrin, dont la colline de Barsaya, qui a déjà plusieurs fois changé de propriétaire.

 

Ce samedi, il est notoire qu’aucune percée n’a été réalisée sur aucun front par l’armée d’invasion et que les villes du centre de l’enclave d’Afrin, ainsi que sa capitale éponyme, ne sont pas immédiatement menacées d’occupation.

 

Cela tient au mode opératoire des Turcs, toujours semblable et dénué d’imagination : ils commencent par noyer un objectif sous les bombes des chasseurs-bombardiers F-16, de l’artillerie et des chars, puis ils envoient les supplétifs arabes, encadrés par des officiers turcs, pour tenter de s’emparer de la position.

 

Mais dans cette phase de combat, les effendis, agissant à bonne distance par précaution de sécurité, doivent impérativement cesser leurs tirs de soutien, ce qui place les mercenaires d’al Qaëda et les YPG les uns face aux autres, dotés d’un armement quasi-équivalent, alors que les Peshmerga sont mieux entraînés, mieux organisés, plus courageux et plus motivés que la piétaille du sultan.

 

Et tout le temps que les assistants de l’armée d’agression se trouvent sur la position, les tirs d’obus ne peuvent reprendre. Les effendis s’emploient alors à canarder les voies d’accès mais avec une réussite limitée.

 

A ce rythme et suivant cette tactique, les combats peuvent encore durer plusieurs mois, alors que des éléments YPG venant du reste du Rojava, de même que des volontaires de la brigade étrangère des Lions du Rojava parviennent à s’infiltrer dans Afrin pour renforcer les rangs de ceux qui la défendent.

 

Sans aviation et sans matériel lourd, mais dotés d’armes adaptées au terrain, à l’instar des missiles antichars filoguidés BGM-71 TOW, fournis en quantités par les Etats-Unis et d’une efficacité remarquable – voir vidéo –, les YPG font des ravages parmi les assaillants.

 

Lesquels assaillants se vengent en prenant pour cibles des objectifs civils éloignés du front, massacrant sans discernement la population, détruisant les barrages hydrauliques, les sites archéologiques et les structures hospitalières.

 

Les Turcs et leurs supplétifs passent aussi leur frustration sur les malheureux blessés kurdes qui leurs tombent entre les mains. Ce fut le cas, jeudi, dans le village de Kurné, district de Boulboul, de la combattante Barin Kobani, prise vivante par les forces d’Erdogan. Elle a été mutilée de son vivant, les seins et les parties génitales découpées au couteau par ses tortionnaires, et filmée par ceux-ci, apparemment fiers de leur œuvre. Nous avons reçu ces images mais ne souhaitons pas les diffuser, par respect pour la combattante suppliciée et par rejet du sensationnalisme.

 

Les victimes ont augmenté dans les rangs des belligérants cette semaine. On compte ainsi 119 morts chez les Peshmerga, dont 16 femmes, ainsi que 409 morts et 1 114 blessés chez leurs ennemis, à raison de quatre cinquièmes de mercenaires arabes et d’un cinquième de Turcs.

 

Le nombre des morts civils, depuis le 20 janvier, approche 90, dont 25 enfants et 16 femmes, et celui des blessés, 200. La plupart des victimes non-combattantes sont des réfugiés arrivés à Afrin en provenance des autres régions de Syrie dévastées par la Guerre Civile. Il est révélateur de relever à ce propos que le dictateur Recep Tayyip Erdogan a cyniquement prétendu la semaine dernière qu’il menait cette campagne afin de procurer un abri aux réfugiés syriens et qu’il comptait, "une fois le dernier terroriste éliminé", en reloger 3.5 millions à Afrin, qui séjournent actuellement en Turquie.

 

Parlant de terroristes, les observateurs ont été surpris par les propos du Président français Emmanuel Macron et de son ministre des Affaires Etrangères. Dans une interview accordée au Figaro, Macron a implicitement qualifié les YPG de terroristes, comme dans le narratif turc qui justifie la guerre d’anéantissement menée par Erdogan contre Afrin : "S'il s'avérait que cette opération devait prendre un autre tour qu'une action pour lutter contre un potentiel terroriste menaçant la frontière turque et que c'était une opération d'invasion, à ce moment, cette opération nous pose un problème réel". Les mêmes termes avaient été employés la veille par Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires Etrangères et ex-ministre de la Défense.

 

Ce qui a poussé un officier tricolore de haut rang à m’appeler ce samedi matin pour me faire le commentaire suivant : "Où va-t-on si Le Drian a équipé et formé des terroristes et nous a envoyés nous battre à leurs côtés durant trois ans ?

 

C’est évidemment une posture ridicule et éminemment blessante pour nos alliés, qui se battent actuellement le dos au mur et à un contre cinq afin d’éviter un génocide", a poursuivi mon interlocuteur.

 

Il n’empêche qu’Ankara a tout de même réagi de manière fulgurante et fort peu diplomatique à ces remarques françaises. Le vizir des Affaires Etrangères, Melvut Cavusolgu, a répondu à Macron dès le lendemain, lui indiquant que "la France n’avait pas de leçons à nous donner à ce sujet. Nous ne sommes pas la France qui a occupé l’Afrique".

 

Autre pôle de tension entre Ankara et ses "alliés" de l’OTAN : son intention affirmée de s’attaquer au reste du Rojava, et d’y "tailler en pièces tous les terroristes" des YPG jusqu’à la frontière iraquienne. A ce propos, en tout début de la semaine qui s’achève, le gouvernement turc avait intimé  aux Américains l’ordre de quitter Manbij, évoquant l’imminence d’une confrontation entre militaires ottomans et U.S.

 

Ce à quoi l’officier en chef des troupes américaines dans le Rojava a répondu très posément qu’il n’avait aucunement l’intention de quitter Manbij.

 

Perwer Emmal nous rapporte qu’une concentration importante d’YPG/Forces Démocratiques Syriennes s’est déployée dans le saillant de Manbij, et qu’elle se prépare à une éventuelle offensive visant à attaquer les Turcs pour désenclaver Afrin. Dans l’entre-temps, avec l’accord de Bashar al Assad, les YPG/FDS font parvenir des hommes et du matériel à Afrin par Nuboul (Nubl), où passe la seule route parvenant à Afrin non encore occupée par les Turcs.

 

Les Américains ont fait savoir aux commandants des forces kurdes dans l’est du Rojava que toute initiative militaire de leur part depuis le saillant de Manbij engendrerait le retrait des Américains de la région kurde ainsi que la cessation de leur appui logistique. Si cela arrivait, les forces kurdes auraient à défendre seuls une frontière commune avec la Turquie de près de 500km.

 

De plus, Washington poursuit la formation et l’équipement de l’unité de gardes-frontières kurdes, forte de 25 000 combattants, qui pourraient être interrompus en cas d’offensive à partir de Manbij. D’autre part, on apprend que les Kurdes ont fait état d’une attaque turque au nord-ouest du saillant hier au soir, mais le commandement des forces américaines a répliqué, affirmant ne pas être au courant d’un incident de ce genre.

 

Il est clair qu’en termes de stricte logique militaire, la situation actuelle à Afrin ne justifie pas le risque d’une confrontation entre les Etats-Unis et la Turquie, qui pourrait rapidement prendre l’allure d’un conflit majeur aux conséquences incalculables. Mais cette logique ne prévaut que tant que l’opération turque ne dégénère pas en génocide et tant que les lignes des YPG tiennent face à l’agresseur.

 

Si le front venait à céder, Perwer Emmal est d’avis que rien ne pourrait empêcher les Peshmerga stationnés à Manbij d’aller prêter main forte à leurs frères d’Afrin. Ce qui pousse les USA à poursuivre, le plus discrètement possible, leur envoi d’armes et de munitions aux défenseurs du canton assiégé.

 

Sur le plan diplomatique, Washington souffle le chaud et le froid sur Ankara, l’enjoignant, d’une part, de mettre urgemment un terme à son aventure militaire, et, de l’autre, notamment par l’intermédiaire de James Mattis, son secrétaire à la Défense (ex-général des Marines), à l’assurer de sa solidarité en tant que membre de l’OTAN en proie à une insurrection terroriste (celle du PKK, pas celle des YPG).

 

D’autres Etats ont choisi d’aider les Kurdes d’Afrin loin des projecteurs de l’actualité. C’est ainsi le cas de l’Allemagne, qui a retiré toutes les troupes et le matériel qu’elle avait déployés sur le sol turc, qui a cessé la modernisation des chars Léopard commandée par Ankara, et qui livre du matériel aux Peshmerga. C’est sans doute également le cas d’Israël (nous n’avons pas d’informations vérifiables à ce sujet, et si nous en avions, nous ne les publierions pas, pour ne pas entraver un effort que nous approuverions), qui garde un silence absolu sur les évènements d’Afrin. Mais Jérusalem a tout de même été le seul pays à reconnaître l’indépendance du Kurdistan iraquien, l’amitié indéfectible entre les deux nations n’a jamais été démentie, et des centaines d’Israéliens s’expriment sur les réseaux sociaux contre la guerre d’agression menée par Erdogan à Afrin.

 

D’autres pays, dont la France, se trouvent dans une situation similaire.

 

Et il ne manque pas grand-chose aux Peshmerga d’Afrin pour équilibrer la confrontation ; quelques dizaines de missiles antiaériens portatifs auraient un impact intéressant sur l’issue des combats. Quoi qu’il en soit, si les militaires du Sultan Erdogan ne modifient pas leur façon de faire, ils s’époumoneront avant de s’être éloignés de dix kilomètres de la frontière. Et si cela dure trop longtemps, des voix raisonnables s’élèveront en Turquie pour rappeler que ce dément fascisant détient et torture encore 60 000 personnes dans ses prisons. Pour la plupart des Turcs sensés qui voulaient le jeter aux gémonies. Une campagne militaire manquée est souvent à l’origine de la chute d’un tyran.

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