En France, l’antisémitisme « du quotidien » s’est ancré et se propage

En France, l’antisémitisme « du quotidien » s’est ancré et se propage

Insultes, intimidations, violences physiques, tags… Des juifs racontent des agressions devenues banales et qui se multiplient depuis 2000.

LE MONDE | Par Cécile Chambraud

 

Cela a commencé au mois d’avril. Une première lettre est arrivée dans la boîte de la famille de Paul (le prénom a été changé), à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis). Elle comportait des menaces de mort, des « Allah akbar » et une balle de 9 mm. Le lendemain, cette famille installée dans la ville depuis dix-sept ans a reçu une seconde missive précisant : « C’est bien vous la cible, vous êtes tous morts. » Cette fois, c’est une balle de kalachnikov qui était jointe. La famille de Paul a saisi la police. Celle-ci a fait placer une caméra devant le pavillon et les courriers ont cessé.

Mais, en juillet, la caméra a été retirée. Des tags sont réapparus sur le mur du pavillon : « vive Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] »« on va vous éliminer »« nique les juives ». Une balle de 7,65 mm a été retrouvée dans la boîte aux lettres. Puis une nouvelle salve de tags à partir du mois d’août : « à mort les juifs »« vive la Palestine »« vive Daech », entre autres. Dans la nuit du 5 octobre, quelqu’un a même tenté de forcer la porte du garage. Inquiets jour et nuit, vulnérables, Paul, son épouse et leurs quatre enfants ont dû se résoudre à quitter leur logement. « Dans la maison, au moindre bruit, on ne dormait plus. Tant que les policiers n’ont pas arrêté l’auteur des faits, on reste ailleurs », tranche Paul.

De la violence faite à la famille de Paul, traumatisée et contrainte de déménager, on ne fait pas un gros titre. Pourtant, elle illustre cet antisémitisme « du quotidien » qui, année après année, s’est ancré puis s’est propagé en France, au point de mettre sous pression tant de familles juives.

« Habituation, banalisation »

L’antisémitisme ne se manifeste pas seulement par les assassinats comme celui d’Ilan Halimi ou encore les tueries de l’école juive Ozar-Hatorah à Toulouse et de l’Hyper Cacher. Les chiffres montrent à eux seuls l’ampleur du problème. « Un acte raciste sur trois commis en France en 2016 est dirigé contre un juif, alors que les juifs représentent moins de 1 % de la population », résume dans son dernier rapport le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), qui recense, avec le ministère de l’intérieur, les plaintes pour actes et menaces antisémites enregistrées par les services de l’Etat. En 2014, c’était même un sur deux.

Mais ces chiffres, basés sur des signalements à la police, ne disent pas tout de la réalité car « de très nombreuses victimes d’agressions verbales ou de violences légères antisémites ne déposent plus plainte. Elles cèdent à une habituation ou à une banalisation. Le curseur de l’antisémitisme est allé si loin dans la terreur que les signaux les plus faibles ne sont plus dénoncés », souligne le SPCJ.

On le constate par exemple à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise). Le 17 septembre, quelques jeunes installaient, dans la cour de la synagogue, une soucca (cabane) en prévision de la fête de Soukkot, lorsqu’ils ont été pris à partie et insultés par des jeunes du quartier, âgés de 15 à 18 ans. Des coups ont été échangés. L’un des agresseurs a même tenté de franchir l’enceinte de l’établissement. « Ils ont crié, entre autres, “sales juifs, on va vous faire la peau”, rapporte le président de la synagogue, Alain Bensimon. Comme d’habitude. C’est devenu presque banal. » Cette fois, la police est intervenue. Cela n’a pas empêché qu’un engin explosif atterrisse dans la cour de la synagogue le lendemain. Les tags antisémites sur le mur d’enceinte de l’édifice religieux sont devenus monnaie courante.

La crainte des représailles

« La communauté est souvent menacée, témoigne M. Bensimon. Mais les gens ne portent plus plainte. » D’abord parce qu’ils ont le sentiment que « cela ne mène pas à grand-chose si ce n’est à nourrir les statistiques », explique le responsable de la synagogue, en évoquant des « problèmes de moyens de la police ». A Noisy-le-Grand, Paul exprime lui aussi l’impression de ne pas « se sentir protégé par la police », qui n’interviendrait qu’« après coup ». Les victimes craignent par ailleurs les représailles et ne veulent pas se mettre encore davantage en danger. Les jeunes agresseurs du 17 septembre étaient du quartier, ils connaissaient leurs victimes et réciproquement.

La violence de l’agression se poursuit bien au-delà de la commission de l’infraction elle-même. A Strasbourg, la vie de M. Dreyfus (nom d’emprunt) n’est plus la même depuis qu’à l’été 2016 un homme lui a planté une lame de 13 centimètres dans le corps en criant « Allah akbar ». A l’époque, il avait fui la presse et les caméras. Cela n’a pas empêché un groupe de personnes hostiles de découvrir son adresse et de « camper devant [son] immeuble tout le mois de novembre »« La juge m’a demandé pourquoi je n’ai pas appelé la police, relate M. Dreyfus. Je lui ai répondu que, si je l’avais appelée, elle aurait contrôlé l’identité de ces personnes et que, le lendemain, je n’aurais pas eu une banlieue en bas de chez moi, mais toutes. »

M. Dreyfus, qui vit depuis quarante ans à Strasbourg, a dû déménager avec sa famille. « Aujourd’hui, dans la rue, quand j’avance un pied je regarde devant, quand j’avance l’autre je regarde derrière », dit-il. Ce n’était pas la première fois qu’il croisait l’expression de la haine : « Avec une barbe et un chapeau, on vous dit “sale juif” et d’autres choses, c’est normal. Enfin… disons : c’est courant. »

Ne pas s’exposer, une priorité

La pression d’un entourage hostile pousse des familles à changer de ville, voire à quitter la France. Dans leur livre L’an prochain à Jérusalem ? (L’Aube, 2016), Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach avaient montré que les communes de Seine-Saint-Denis étaient particulièrement concernées par ces départs. Mais le phénomène est plus large. « A Garges, témoigne Alain Bensimon, six ou sept familles ont quitté la France ces dernières années. » En juillet 2014, quand des agressions antisémites avaient eu lieu en région parisienne dans le sillage de manifestations propalestiniennes, la ville avait été très touchée : « Devant la synagogue, plusieurs voitures avaient été brûlées. L’enceinte avait été dégradée. Des jeunes étaient venus avec des battes de base-ball. »

Ne pas s’exposer est devenu, pour beaucoup de juifs, une priorité. Et, pour de nombreux parents dont les enfants ont été confrontés à des injures, voire à des coups, cela passe par le choix d’une école privée, juive ou non, plutôt que publique. « Depuis 2004, dans le cadre du collectif Coexist, nous intervenons dans des collèges et des lycées pour déconstruire des préjugés, raconte Sacha Ghozlan, le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Nous constatons à l’occasion de ces séances que de moins en moins d’élèves se déclarent juifs. La crainte s’est installée. »

A l’inverse, les effectifs des écoles juives épousent la courbe de cet antisémitisme de fond. « Jusqu’au début des années 2000, les effectifs étaient stables, témoigne Patrick Petit-Ohayon, directeur de l’enseignement au Fonds social juif unifié (FSJU). Devenus parents, nos anciens élèves mettaient leurs enfants dans les écoles juives. » Mais, ces dernières années, les effectifs globaux (32 000 élèves en 2014) n’ont cessé d’augmenter.

Une vague d’antisémitisme née en 2000

« Pour cette rentrée, nous devons être autour de 700 élèves venant d’une école publique ou privée non juive, indique M. Petit-Ohayon. En 2016, c’était plutôt un millier. »Les écoles doivent s’adapter au mouvement de la démographie juive. « Certaines, en Seine-Saint-Denis, ont en effet perdu des effectifs, mais d’autres en ont gagné, comme au Raincy ou aux Pavillons-sous-Bois, décrit le responsable du FSJU. Dans le nord et l’est de Paris, les 18e, 19e et 20e arrondissements, les effectifs sont soit stables, soit en baisse. »

Cette nouvelle vague d’antisémitisme a une date de naissance. Les actes enregistrés par le SPCJ ont explosé à partir de 2000 et le début de la deuxième intifada dans les territoires palestiniens. Cette année-là, 744 actes antisémites sont recensés, contre 81 et 82 les deux années précédentes. Depuis, ils ne sont jamais retombés en dessous de 335 et se sont élevés jusqu’à 974 en 2004 ou encore 851 en 2014, l’année des manifestations déjà citées.

A la tête du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, une association qui recense des faits et accompagne des victimes, Sammy Ghozlan observe qu’au début de cette période « les actes touchaient d’abord des bâtiments – synagogues, écoles juives. Puis, les bâtiments ayant été protégés, ce sont les personnes qui ont été agressées, souvent dans la rue. Aujourd’hui, des gens sont attaqués à leur domicile », comme Paul à Noisy-le-Grand.

Chargé des questions de sécurité de la communauté juive à Strasbourg, Maurice Dahan a observé de près cette évolution. « J’ai assisté à une libération progressive de la parole, au point où ce qui était avant de l’ordre de l’antisémitisme est entré presque dans le langage courant, comme de dire “arrête de faire ton feuj” [juif en verlan] pour dire “ne sois pas radin”. Puis cette libération de la parole a facilité le passage à l’acte », explique-t-il. Entre les jeunes, note-t-il, « ça chauffe très vite. Il y a quelques semaines, un jeune a débarqué à la synagogue pour se faire panser car il s’était fait frapper et traiter de “sale feuj” à une terrasse de café ».

Internet charrie des horreurs

Cette libération de la parole s’est nourrie de l’expansion d’Internet et des réseaux sociaux. « Dans les années 1990, la lutte contre les contenus antisémites consistait à s’intéresser à quelques librairies bien connues, remarque Marc Knobel, historien et directeur de recherche au Conseil représentatif des institutions juives de France. Aujourd’hui, les moteurs de recherche charrient des horreurs. Sur Internet, la violence antisémite est sans retenue. Quand elle se déchaîne, elle prend des proportions folles. Et nos réponses sont insuffisantes. »

Les réseaux sociaux « contribuent à banaliser les discours de haine et donc le passage à l’acte violent, résume Sacha Ghozlan, de l’UEJF. Faire en sorte que ces réseaux ne soient pas détournés pour un usage de haine est l’enjeu majeur pour notre génération »« Certains enfants sont derrière des écrans dès leur plus jeune âge et absorbent de la propagande antisémite et négationniste, alerte Annie-Paule Derczansky, qui pilote des actions de prévention dans des collèges du 19e arrondissement de Paris à travers son association Les Bâtisseuses de paix. Comment déconstruire des préjugés après cela ? »

La lutte contre le discours de haine sur les réseaux sociaux est encore largement balbutiante, même si les premières actions en ce sens remontent au début des années 2000. « L’urgence, estime Marc Knobel, c’est que les grandes plates-formes [Facebook, Twitter, YouTube, Google…] soient beaucoup plus sensibilisées qu’aujourd’hui, qu’elles traitent les signalements et qu’elles agissent plus vite contre les contenus qui violent la loi. »

Obtenir d’elles qu’elles agissent contre ces contenus est loin d’être toujours couronné de succès. L’UEJF affirme avoir réalisé un testing, qui a montré que 4 % des signalements pour racisme et antisémitisme sont pris en compte par Twitter, 34 % par Facebook et 7 % par YouTube. Faire bouger ces mastodontes, nés dans l’environnement juridique américain où la liberté de parole est moins encadrée, est « un combat au quotidien, constate Marc Knobel. Si nous perdons ce combat-là, demain on n’aura plus prise sur rien. Tout se vaudra. Mais on peut encore agir ».

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