JEAN-PAUL FITOUSSI - CINQ PRIX NOBEL D'ÉCONOMIE LUI RENDENT UN FORMIDABLE HOMMAGE

JEAN-PAUL FITOUSSI -  CINQ PRIX NOBEL D'ÉCONOMIE LUI RENDENT UN FORMIDABLE HOMMAGE
 
LISA ,SA FILLE : « MON PÈRE AVAIT UN PARCOURS ET UNE PERSONNALITÉ HORS-NORME »
 
Journée exceptionnelle à Sciences Po, mercredi 7 décembre 2022 : deux géants de l'économie, tous deux Prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz (2001) et Edmund S. Phelps (2006) étaient venus en personne lui rendre - 3 autres l’ont fait de New York - un vibrant hommage à Jean -Paul Fitoussi. Une grande première pour un Tune..né à la Goulette, en 1942. ! Et pas seulement des nobélisés. Tout au long de la journée, se sont succédés à l’amphithéâtre Emile Boutmy, plein à craquer, les plus grands professeurs d’économie français et italiens - dont l’un, ancien ministre de l’économie - pour lui rendre un dernier hommage, et commenter la richesse de son apport économique, aussi bien en France comme en Italie. Et ce n’est pas tout ! Une plaque à son nom a été inaugurée, en fin de soirée, dans le service Économie de Sciences po. Jean-Paul Fitoussi était consulté par les chefs d'Etat, sollicité par la presse, écouté par ses étudiants s'est éteint à Paris, le 15 avril 2022. Il aura présidé l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) durant vingt-deux ans, jusqu'en 2011. Très pédagogue, il enseigna aussi, longtemps, à Sciences Po, où des élèves le surnommaient parfois affectueusement « le keynésien fou ».Débatteur pugnace, souvent de noir vêtu, Jean-Paul Fitoussi n'a eu de cesse de défendre ses idées, de tribunes en ouvrages, de conférences en commissions… En France, comme à l'étranger, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à l'université Columbia, au cœur de Manhattan, sollicitaient ses conseils.
 
Sa fille Isabelle a bien voulu - et je la remercie - nous donner l’émouvant discours de clôture qu’elle a prononcé :
 
Avant de nous quitter je voudrais vous remercier très chaleureusement pour votre présence et plus particulièrement remercier chacun des intervenants pour avoir accepté de participer à cette magnifique journée d’hommage. J’ai bien sûr une pensée appuyée pour Sciences po et l’OFCE, pour Mathias Vicherat, Xavier Ragot et tous ceux qui de près ou de loin ont permis la réalisation de cette journée qui restera gravée dans nos mémoires et dans nos cœurs. C’est donc avec beaucoup d’émotion que je m’exprime devant vous ce soir. Et pour reprendre une expression employée par mon frère, David, lors d’un hommage à notre père le 30 septembre dernier à NY « je marche dans tes pas. »
 
Car marcher dans les pas de mon père, c'est pour moi la question de la transmission qui est un honneur, un privilège et dont je mesure dans cet amphi Boutmy l’importance.
Ceux qui ont fréquenté cet amphi savent à quel point il est le cœur de sciences po tant il a vu passer les plus grands professeurs et intellectuels du monde entier et dont mon père était l’un d’eux.
 
Imaginez-vous qu’il y ait enseigné pendant 27 ans ! On m'a rapporté que lorsqu’il donnait cours l’amphi était toujours plein et qu’il s’adressait aux étudiants sans jamais lire de note ce qu’ils admiraient beaucoup, même si son poly n’était de ce fait, jamais à jour…
Maintenant permettez-moi d’évoquer quelques points importants sur son parcours et sa personnalité hors-norme :
 
1. Concernant Sciences po :
L’équité et la justice sociale qui lui tenait particulièrement à cœur a guidé deux de ses actions majeures en faveur des étudiants :
- La Réforme des frais d’inscription en 2003
- la suppression de l’épreuve des 24h en 1999/2000, lorsqu’il était président du jury d’agrég. Mon père était en total accord avec la vision de sciences po en matière d’enseignement. Pour lui, l'économie était interdépendante des autres disciplines des sciences sociales (droit, éco,histoire, socio, sciences po). Selon lui, il était en effet nécessaire de dépasser les frontières
des matières pour dessiner de nouvelles perspectives.
 
2 - Sa Trajectoire internationale a commencé très tôt elle était d’ailleurs visionnaire puisqu’en
tant que doyen de la faculté d’économie de Strasbourg il a invité des professeurs étrangers à venir y enseigner et notamment Nicholas Georgescu-Roegen, grand mathématicien qui a
enseigné à l’université de Strasbourg en 1977-1978 mais aussi d’Axel Leijonhufvud (qui nous a quitté en mai 2022), professeur d’économie à UCLA et bien d’autres encore, invités à l’institut européen de Florence et à l’OFCE. Cette pratique a généré des échanges avec les plus grands économistes de la planète et lui a permis de jouir d’une aura très particulière au niveau international. J’ai en pour preuve la journée du 21 juin 2013 : « Sciences Po célèbre Jean Paul Fitoussi » qui réunit 5 économistes extraordinaires autour de mon père : Kenneth Arrow, Robert Solow, Amartya Sen, Edmund Phelps et Joseph Stiglitz. Tous prix Nobels ! 5 grands économistes mais surtout 5 grands amis.
 
3 - Mon père :
• n'a jamais dévié de sa ligne intellectuelle, des sujets dont il était intimement convaincu.
• était un européen de la première heure, pour lui l’Europe politique devait prévaloir sur
toute l'Europe économique et on sait aujourd’hui à quel point il avait raison.
• Il a eu la pédagogie pour intégrer l’éco dans le débat public et pas que, dans la famille
nous avons beaucoup débattu. Il voulait aider les gens à réfléchir sans
dogmatisme mais au contraire analyser la réalité afin d’en tirer des enseignements.
• C’était un Keynésien : que n’ai-je pas entendu à propos du fait que mon père était
keynésien ! En 2002 a été publié chez Gallimard, Pauvreté dans l’abondance de Keynes qu’il a préfacé avec Axel Leijonhufvud. Mon père écrit de Keynes je cite : « les essais montrent que Keynes était un lutteur intellectuel, non seulement au sens où il applique une grande énergie à vouloir faire triompher ses propres idées, mais en ce qu’il était persuadé de leur justesse et de l’importance de leur victoire pour l’avenir du monde ». Une citation sous forme d’autobiographie
• Dimanche soir, en discutant avec l’un de ses plus vieux amis, Jean-Luc Gaffard, ce
dernier m’a rappelé que mon père était aussi un bâtisseur :
 
A l’origine de la création du BETA à Strasbourg (bureau d’économie théorique et
appliquée) qui a fêté en mars dernier ses 50 ans. Il a créé la faculté d’économie à Strasbourg
 
Et a fondé le département d’économie à l’Institut Européen de Florence
Pendant de très longues années il fut le Secrétaire général de l’Association Internationale de Sciences économiques
 
Et pendant les 20 ans que dure sa Présidence à l'OFCE, c'est à lui que revient le fait de lui avoir offert un rayonnement international et le prestige qu’on lui connaît. Il a ouvert un département de l’OFCE à Nice
Et il a créé le département d’économie de Sciences po.
 
4. Pour conclure, j’aimerai un instant vous parler non plus du professeur émérite mais du père
et du grand-père qu’il était, de l’Homme et des valeurs qu’il défendait et qui ont façonné sa
trajectoire si exceptionnelle. D’une profonde humanité et d’une gentillesse qui faisait l’admiration de tous, il a eu pour nous sa famille pour notre mère, mon frère et moi et ses petits-enfants : Noa, Lola, Sacha et Solal, un amour inconditionnel. Pour nous il était attentionné, tendre et inventif comme en témoigne la berceuse qu’il nous a tous fredonné et qui est devenue d’ailleurs un tube familial, ainsi que son fameux sifflement de ralliement des Fitoussi !
 
Même lorsqu’il était débordé, il nous prenait toujours au téléphone car nous étions sa priorité. Disponible, son écoute était à la fois bienveillante et tolérante et avec lui nous pouvions aborder tous les sujets et avoir des discussions sur tout. Il était mon interlocuteur préféré.
Il avait une très grande empathie, et beaucoup d’humour. D’un naturel optimiste, pour lui l’espérance avait une énorme valeur, garder l’espoir était un de ses maîtres mots.
Doté d’une intelligence visionnaire, il avait une compréhension profonde de notre condition d’être humain et de ce que cela peut représenter ou impliquer en termes de souffrance, de combats et de difficultés : c’est ce qui lui permis d’ailleurs d’approcher la théorie économique avec cette acuité si particulière j’ai nommé le sens du réel.
 
 
Sa grande humilité et la simplicité avec laquelle il parvenait à m’expliquer des choses d’une grande complexité m’ont toujours fasciné. La valeur de l’amitié était pour lui cardinale. Des amis, je veux dire des vrais amis, il en avait dans le monde entier d’ailleurs ! De Strasbourg à Florence, de New-York à Los Angeles de Paris en passant par Rome, il a su nouer des liens indéfectibles avec des êtres rares et dont la présence aujourd’hui à nos côtés, nous est si précieuse. Et s’il y a une chose dont nous, sa famille devons lui être infiniment reconnaissants c’est de nous avoir permis d’évoluer dans un univers aussi riche intellectuellement.
 
Mon père aimait les plaisirs simples de la vie : les pâtes cuites al dente étaient quand même un élément fondamental de son art de vivre ! Il adorait la musique, ça le mettait en joie. Il aimait beaucoup la science- fiction. Ses livres préférés étaient 1984 d’Orwell, le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Chroniques Martiennes et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, des ouvrages qu’il tenait tant à partager avec nous et dont il aimait discuter.
 
5 - Je finirai par ceci : La question de la traduction fidèle de la pensée par le langage a toujours été essentielle pour mon père.
 
Je le cite dans le premier discours de vœux de bonne année qu’il a fait en tant que nouveau
Président de l’OFCE, le 22 janvier 1990 : il disait, « ... l’écriture comme la parole sont la
manifestation de la volonté de communiquer. Que la clarté était donc une courtoisie que l’on devait à ceux dont on souhaitait se faire entendre... »,
 
Dans Son dernier livre intitulé « Comme on nous parle, l’emprise de la novlangue sur nos
sociétés », Mon père précise sa pensée, je le cite : « ...effacer un mot, c’est comme jeter des livres et amputer de milliards de combinaison notre capacité à nous faire comprendre. Rien ne saurait le justifier. C’est une violence que d’être privé d’un concept, pour exprimer sa pensée.
 
Au bout du chemin, c’est la pensée elle-même qui rétrécit. Lorsque les mots pour le dire manquent, eh bien, on ne dit pas, ou on dit autre chose que ce que l’on voulait dire ».
Cet héritage, son héritage, je le porte désormais en moi. Il a une telle valeur d’exemple à mes yeux qu’avec mes mots à moi, je formule l’espoir de toujours parvenir à exprimer le plus clairement possible et précisément ma pensée, et ce, en toute occasion. Je marche dans tes pas, Papa.

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