Les éditions Fayard ont-elles raison de publier “Mein Kampf”?

Les éditions Fayard ont-elles raison de publier “Mein Kampf”?

La Libre Belgique

Fayard met en vente un lourd livre de mille pages qui analyse et met en contexte l’ouvrage nauséabond d’Hitler. Ce long, vaste et prudent travail éditorial «permet d’œuvrer à la culture historique», soulignent la plupart des historiens.

Ce mercredi, Fayard publie une analyse critique, contextualisée, de Mein Kampf (Mon combat), le brûlot délirant d’Adolf Hitler mais que le dictateur mit en application en arrivant au pouvoir. Un livre nauséabond qui annonçait déjà tout ce que le leader nazi allait faire par la suite, y compris la guerre et la Shoah.

Hitler avait commencé à rédiger ce «bréviaire de la haine et de l’antisémitisme» en 1923 et 1924 lorsqu’il était emprisonné pour avoir participé à une tentative de putsch et l’a publié en 1925 et 1926.

Ce livre épais, mal écrit, aurait été diffusé sous le Troisième Reich à 12 millions d’exemplaires. Hitler au pouvoir l’offrait à chaque couple qui se mariait!

Il est saisissant de voir comment les pays démocratiques n’ont pas vu déjà dans ce livre, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933, l’horreur qui se préparait. En janvier 1933, un encart dans la presse allemande le disait: «Que va faire Hitler? se demandent aujourd’hui des millions d’Allemands pleins d’espoir. Pour le savoir, il suffit de lire son livre. Ainsi vous connaîtrez ses buts et sa volonté. Personne, ami ou adversaire, ne peut plus rester indifférent à ce livre.»

On avait oublié dans le reste de l’Europe que les mots peuvent tuer et devenir une horrible réalité à force d’être répétés. Une leçon pour aujourd’hui, où les mots, parfois les pires, se diffusent partout.

Le rendre non commercial

Fayard a pris mille précautions pour éviter que la publication de ce livre apparaisse comme une opération commerciale. Un comité d’historiens français et allemands encadre le texte, tous spécialistes du nazisme, de la Shoah et de l’histoire des Juifs, qui est dirigé par Florent Brayard et Andreas Wirsching, qui s’était chargé déjà de la réédition critique de Mein Kampf en Allemagne dès 2016.

Au final, l’appareil critique est deux fois plus volumineux que le texte initial. Ce travail a duré dix ans et a produit 2800 notes et des introductions critiques à chacun des 27 chapitres du livre. La traduction de Mein Kampf, que l’on doit à Olivier Mannoni, a été revue pour être plus littérale et se rapprocher du texte initial «confus, hypnotique, illisible» d’Hitler.

La couverture du livre est toute blanche, sans aucun signe se rapportant à Hitler et porte le titre sobre d’Historiciser le mal. Tiré à 10000 exemplaires, lourd de 1000 pages, pour un prix de 100 euros, le livre ne peut être acquis que par une commande auprès des libraires. Ceux-ci ne pouvant exposer le livre.

Ce sont autant de freins mis par Fayard pour décourager les achats impulsifs douteux. Par contre, le livre sera offert aux bibliothèques et centres d’études qui le demanderaient. Les droits et bénéfices éventuels du livre seront versés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, et Serge Klarsfeld, président des fils et filles de déportés juifs de France, a apporté sa caution morale à l’entreprise.

Le projet de Fayard est né il y a dix ans déjà sur base d’une profession de foi répétée aujourd’hui: «Pour savoir où l’on va, il est indispensable de comprendre d’où l’on vient. Nous sommes convaincus que le travail des historiens est nécessaire pour lutter contre l’obscurantisme, le complotisme et le refus de la science et du savoir en des temps troublés, marqués par la montée des populismes. C’est le sens de notre démarche d’éditeur.»

Ce furent aussi dix ans de polémiques comme dans tous les pays qui ont réalisé la même opération historique. La Libre consacra, déjà en 2018, un face-à-face (Pour-Contre) à la réédition de Mein Kampf.

Depuis janvier 2016, c’est-à-dire 70 ans après la mort de son auteur, Mein Kampf est tombé dans le domaine public et chacun peut théoriquement le publier. On le trouve d’ailleurs sans trop de difficultés sur Internet, voire en librairie dans certains pays. Dès lors, la plupart des historiens s’accordaient pour dire qu’il valait mieux republier le livre pour le désacraliser mais en le contextualisant comme un document historique.

“Aura sulfureuse?”

Nous avons rassemblé quelques réactions belges à cette publication. Fallait-il l’interdire? Risque-t-elle d’augmenter encore l’antisémitisme qui, comme le racisme, est en expansion?

Alain Berenboom, avocat et écrivain, souligne d’abord, en boutade, qu’il y a bien mieux à lire «qu’un tel pavé de 1000 pages», mais il est par principe opposé à la censure d’un texte. «La question étant alors: pourquoi Fayard a-t-il décidé de le publier? Et pourquoi sous cette forme qui condamne ceux qui veulent le découvrir à le lire ‘corseté’ par un vaste appareil critique?»

Il comprend bien l’argument que, Mein Kampf étant tombé dans le domaine public, il est préférable de le contextualiser que de laisser ce texte disponible sans cadre sur Internet. «C’est un document, hélas, éclairant du XXe siècle et il est normal par exemple que ceux qui s’intéressent à l’antisémitisme renaissant puissent l’étudier.» «Mais pourquoi y mettre tant d’obstacles donnant au livre une aura sulfureuse qu’on aurait pu éviter et qui peut paradoxalement attirer des acheteurs? On a réédité il y a quelques années discrètement les mémoires de Goebbels sans réaction.»

Alain Berenboom ne craint cependant pas que le livre puisse alimenter encore davantage un antisémitisme renaissant: «J’ai tenté de le lire il y a quelques années. C’est un texte vieilli, dépassé, illisible. L’idéologie antisémite qui refleurit s’appuie, hélas, sur d’autres textes plus contemporains que les délires d’Hitler.»

Pour Emmanuel Debruyne, professeur d’histoire contemporaine à l’UCLouvain, «une réédition de Mein Kampf accompagnée de notes scientifiques est une très bonne chose, qui ne peut que contribuer à démythifier Adolf Hitler. Ceux qui espèrent trouver dans ce livre une révélation ou des sensations fortes en seront pour leurs frais. L’ouvrage est assez médiocre, tant du point de vue intellectuel que littéraire. Le livre avait d’ailleurs eu peu de succès à sa sortie: si Mein Kampf, publié en 1925-1926, s’est bien vendu dans les années 1930, c’est le résultat du succès politique de son auteur, et non l’inverse».

“Prose laborieuse”

«À vrai dire, poursuit-il, la prose laborieuse et souvent confuse d’un petit-bourgeois autrichien du début du siècle passé peut difficilement mobiliser les foules aujourd’hui. Ses références culturelles, hétéroclites et mal digérées, sont complètement datées, au point d’être devenues incompréhensibles pour la plupart de nos contemporains. Les élucubrations d’un ancien combattant de la Première Guerre mondiale plongé dans les contradictions de la République de Weimar ont perdu toute portée. La déception sera à la hauteur des éventuelles attentes: même motivé, un militant d’extrême droite trouvera difficilement dans la prose hitlérienne autre chose qu’un ennui propre à ternir la figure du père spirituel… Le risque est plutôt que le lecteur, rebuté par le texte lui-même, n’aille chercher quelque éclaircissement dans les explications scientifiques accompagnant l’ouvrage. Si celles-ci sont bien faites, et il n’y a pas de raison d’en douter, il y gagnera probablement un peu de connaissance historique qui ne pourra qu’affiner sa vision du monde.»

«Publier Mein Kampf , conclut Emmanuel Debruyne, c’est dégonfler le mythe; en faire une édition scientifique, c’est œuvrer à la culture historique.»

“Le danger est ailleurs”

Pour Viviane Teitelbaum, députée MR et auteure, «ce bréviaire de la haine garde toute sa puissance de nuisance comme il suffit de la constater en parcourant les sites conspirationnistes, suprémacistes ou néonazis, qui restent fascinés par Hitler, n’hésitant pas - en nombre - à regretter qu’Hitler ‘n’ait pas achevé le boulot’». D’un autre côté, le livre étant tombé dans le domaine public, «il vaut mieux relire ce texte encadré et comprendre comment il a pu mener au génocide». Si le livre a donc sa place auprès des historiens et enseignants, elle craint que «ceux qui peuvent être séduits par cette idéologie ne liront pas l’appareil critique et trouveront simplement dans le livre à conforter leur fascination. À l’heure où il devient si difficile d’enseigner encore la Shoah, un encadrement de Mein Kampf suffira-t-il à en atténuer la nuisance auprès d’aucuns? Je ne parviens pas à me convaincre que cette réédition soit une bonne chose».

Enfin, pour Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme, «le problème que pose cette réédition est plus d’ordre symbolique car cela fait bien 20 ans que Mein Kampf se trouve en libre accès sur les sites d’extrême droite et négationnistes. La réédition corsetée de Fayard aura au moins le mérite de l’approche critique et pédagogique».

Il ne craint pas que sa réédition comme imaginée par Fayard puisse accroître l’antisémitisme. «Peut-être nourrira-t-elle les passions tristes de certains, mais à la marge dans un premier temps. La menace est ailleurs aujourd’hui: Mein Kampf n’est pas en vente libre, et pourtant nous vivons en Belgique une résurgence d’antisémitisme comme jamais depuis 80 ans. La parole antisémite est banalisée au plus haut niveau, par exemple par notre ministre de la Justice qui reprend à son compte le poncif antisémite du ‘lobby juif’ dans un tweet, ou par la coprésidente d’un parti membre de la coalition gouvernementale qui incite à la violence antisémite dans un post Instagram (NdlR: face aux critiques successives de la ligue belge contre l’antisémitisme, ces personnalités de la majorité s’étaient défendues de tout antisémitisme). Il y a aussi ces manifestations pro-palestiniennes dans nos rues durant lesquelles on crie ‘mort aux Juifs’ sans que cela semble perturber grand monde. À cette aune-là, la réédition de Mein Kampf en deviendrait presque anecdotique…»

GUY DUPLAT

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