Analyse de la magistrate Danielle Khayat. Affaire Sarah Halimi : autopsie d’un « déni »
Lorsque, à un moment, ce qui constituait un dossier judiciaire devient une cause d’émoi national, et connaît même un retentissement au-delà des frontières, il est absurde et inconvenant de se contenter de se draper dans la « vérité judiciaire » en guise de réponse définitive à des interrogations, qu’elles soient ou non fondées sur autre chose que la légitime émotion non seulement des proches de la victime, mais de nombreuses personnes étrangères à ce cercle familial.
L’affaire Sarah Halimi est, pour la Justice, le dossier Ministère Public contre Kobili Traoré, et la victime s’appelait Lucie Attal.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites depuis que, le 4 avril 2017 au petit matin (vers 5 h 30), le corps de cette femme, encore vivante, de 65 ans, a été jeté, depuis le balcon de son appartement au 3ème étage d’un quartier populaire parisien, par un individu, Kobili Traoré, qui s’était introduit chez elle en escaladant la balustrade depuis l’appartement voisin (celui des Diarra) où il s’était maintenu en s’emparant des clés de la porte d’entrée.
Il avait violemment frappé la victime pendant 35 à 40 minutes tout en récitant des sourates du Coran, crié qu’il tuait le « sheitan » ( « diable » en arabe) et hurlé « Allahou Akbar ».
Des Policiers étaient présents sur les lieux, des voisins réveillés par les cris tant de la victime que de son agresseur ayant donné l’alerte, et les DIARRA ayant eux-mêmes immédiatement sollicité les secours après s’être barricadés dans une pièce de leur appartement.
La décision du 19 décembre
Le 19 décembre 2019, la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel retenait que Kobili Traoré était l’auteur de cet homicide commis avec la circonstance aggravante qu’il l’avait été en raison de l’appartenance de la victime à la religion juive, et le déclarait irresponsable pénalement au motif que « aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une bouffée délirante aiguë ».
Sept experts psychiatres ont donné leur avis : après le Dr Zagury, deux collèges comprenant chacun trois membres. Tous ont conclu à l’existence, chez Kobili Traoré, au moment des faits, d’une bouffée délirante aiguë d’origine exotoxique à savoir une consommation massive depuis de très longues années de résine de cannabis. Ils se sont en revanche opposés sur la question de l’abolition ou de l’altération du discernement de l’intéressé consécutive à cette bouffée délirante aiguë, ainsi que sur celle de l’accessibilité à une sanction pénale.
L’émotion provoquée par cette décision, qui – sous réserve de la décision qui sera rendue par la Cour de cassation saisie d’un pourvoi formé par les parties civiles – ferme la porte à un renvoi devant la Cour d’assises de l’auteur, doit être comprise, mais également dépassée si l’on veut examiner ce qui, indiscutablement, suscite questionnements et malaise dans cette affaire.
Les pièces du dossier à interroger
Au-delà des comptes-rendus faits ici et là, ce sont les pièces du dossier qu’il faut interroger. Peut-être y trouve-t-on les réponses à certaines des questions qui sont soulevées ci-après, car les présentes réflexions s’appuient sur quatre documents[1] seulement d’un dossier qui doit faire plusieurs tomes – en tout cas des centaines de cotes de fond comme de personnalité.
L’examen de ces documents fait apparaître que cinq questions fondamentales se posent dans cette affaire
1°) Quelles sont les circonstances précises ayant entouré la mort de la victime ?
Des policiers étaient présents sur les lieux, et ils ne sont intervenus qu’après la défenestration de la victime par Traoré. Si, sauf à commettre un délit, tout un chacun est tenu de porter assistance à personne en danger dans les conditions prévues par la loi, les Policiers plus que quiconque le font, souvent au péril de leur vie : parce que c’est leur devoir et leur honneur, et que la question de savoir s’ils doivent intervenir ne leur traverse même pas l’esprit. Si les Policiers présents ne sont pas intervenus pour porter secours à Mme Attal le 4 avril 2017, ce ne peut donc être que parce qu’ils ont reçu l’ordre de s’abstenir. Quels ont été ces ordres ? Pour quelles raisons ont-ils été donnés ? Par qui ? Dans quel but ? Il se commettait alors une infraction, en sorte que, concurremment à leur hiérarchie, les Policiers présents devaient rendre compte au Parquet et obéir à ses ordres . Celui-ci a-t-il été informé en temps et en heure de ce qui se passait ? Par qui ? Le Parquet de Paris étant doté d’un magistrat de permanence téléphonique et d’un autre qui se rend sur les lieux où surviennent des faits le justifiant, celui-ci s’est-il présenté sur les lieux ? A-t-il rendu compte au supérieur hiérarchique de permanence au Parquet cette nuit-là ? Autant de questions qui doivent recevoir réponse. Bien évidemment, il ne s’agit surtout pas d’offrir en pâture les Policiers présents, mais d’interroger la chaîne des commandements dont ils dépendaient, de découvrir les manquements ou les erreurs qui ont abouti à la tragédie qu’on sait. À cet égard, il n’apparaît pas inutile de rappeler que, contrairement à ce qui a été affirmé ici et là, une reconstitution – outre qu’elle ne revêt aucun caractère obligatoire et n’a aucun caractère systématique dans les affaires criminelles – n’aurait en aucune manière permis d’apporter un éclaircissement sur l’attitude des Policier présents car, du point de vue de la régularité procédurale, seuls les faits visés par l’information judiciaire peuvent faire l’objet de la reconstitution quand le magistrat instructeur décide de l’ordonner. Dans le cas présent, n’étant saisis que des faits de séquestration à l’encontre de membres de la famille Diarra et de ceux d’homicide aggravé sur la personne de Lucie Attal, les magistrats instructeurs étaient juridiquement tenus de limiter l’ensemble de leurs investigations à ces faits – dont la matérialité n’était pas contestée par Traoré, en sorte que la reconstitution réclamée par les parties civiles n’était pas utile à la manifestation de la vérité.
2°) Les silences du réquisitoire introductif du Procureur de la République et le refus de saisine de l’I.G.P.N.
Pourquoi le réquisitoire introductif du Procureur de la République qui vise, à juste titre la séquestration dont les Diarra (voisins chez qui Traoré s’est introduit avant d’accéder à l’appartement de Lucie Attal) ont été victimes, n’est-il pas également dirigé contre X pour non-assistance à personne en danger afin de faire la lumière sur les motifs de la non-intervention des services de Police ? Le Parquet de Paris n’a pas non plus ouvert une information distincte pour non-assistance à péril afin de faire la lumière sur ce dysfonctionnement – qui a abouti à la mort d’une personne massacrée et défenestrée encore vivante sous les yeux de fonctionnaires de la Police Nationale. Le 2 février précédent (soit deux mois à peine avant le meurtre de Lucie Attal), les circonstances de l’interpellation mouvementée de Théo Luhaka à Aulnay-sous-Bois avaient entraîné, outre une information judiciaire, une enquête diligentée par l’I.G.P.N.[2]. Or, dans cette affaire-ci, le Ministre de l’Intérieur s’est immédiatement refusé à une saisine de l’I.G.P.N. pour faire la lumière sur une abstention particulièrement lourde de conséquences. Et le Parquet de Paris ne l’a pas davantage saisie d’une enquête préliminaire, qui aurait pu déboucher sur l’ouverture d’une information judiciaire Est-ce seulement la crainte d’émeutes urbaines par ceux qui ont transformé certains quartiers en territoires perdus de la République qui donne le tempo des réponses à apporter aux légitimes interrogations du peuple français ?
3°) Le silence sur l’état de Kobili Traoré entre son interpellation le 4 avril 2017 vers 5h35 et son transfert à l’hôpital Paul Guiraud de Villejuif le 16 mai suivant.
On s’interroge sur le comportement qu’a eu Traoré après son interpellation quand, conduit, dans les locaux de Police, il est très vite transféré au service psychiatrique de la Préfecture de Police puis à l’hôpital St Maurice et enfin à l’UMD 3 de l’hôpital Paul Guiraud de Villejuif. On cherche en vain, en effet, dans le scellé contenant le dossier médical de Traoré – minutieusement analysé dans le rapport d’expertise des Docteurs Bensussan, Meyer-Buisan et Rouillon – trace d’un compte-rendu de ce comportement, comme des constatations faites par les médecins qui ont examiné Traoré à son arrivée dans les locaux de Police puis au service psychiatrique de la Préfecture de Police. Pourtant ces documents auraient certainement gagné à être connus des experts qui ont ensuite examiné Traoré, car l’interpellation de Traoré dans l’appartement des Diarra s’est faite dans le calme. Mais le scellé ne contient que les documents consécutifs à l’entrée de Traoré à l’U.M.D[3]. le 16 mai 2017, et rien pour la période qui s’est écoulée depuis le 4 avril 2017 jusqu’à cette date. Et, à l’évidence, l’entier dossier de la procédure, remis en copie aux experts, ne contient pas davantage ces documents – sans quoi le rapport d’expertise en aurait fait état, comme il l’a fait des témoignages de proches de Traoré.
4°) Absence de la circonstance aggravante d’antisémitisme dans le réquisitoire introductif
Autre question sans réponse à ce jour : pourquoi le réquisitoire introductif du Parquet n’a-t-il pas visé d’emblée la circonstance aggravante liée à la religion de la victime alors que, d’une part tous les témoins, y compris les Policiers présents, ont entendu les imprécations religieuses de Traoré, d’autre part, la règle est l’ouverture a maxima, c’est-à-dire en retenant la qualification la plus élevée quitte, si l’information aboutit à des conclusions qui la contredisent, à disqualifier les faits ou à abandonner une ou plusieurs circonstances aggravantes ? Il faudra attendre le 20 septembre 2017 pour que le Parquet prenne un réquisitoire supplétif visant à ce que Traoré soit mis en examen du chef d’homicide avec cette circonstance aggravante, et le 27 février 2018 pour que le juge d’instruction prononce une mise en examen conforme à ce réquisitoire supplétif – acte suivi, quelques semaines plus tard (le 4 avril 2018) de la désignation du premier collège d’experts alors même que le Dr Zagury, précédemment désigné, continuait ses opérations et avait déposé son troisième rapport complémentaire le 8 janvier 2018. Entre-temps, les rapports entre le magistrat instructeur et les parties civiles se dégradaient inexorablement, sans que nul n’ait jamais songé que, en amont de la saisine du juge d’instruction, c’était la qualification des faits par le Procureur dans son réquisitoire introductif qu’il fallait interroger. Certes, le juge d’instruction est maître de la qualification des faits dont il est saisi. Dans la pratique, toutefois, engager un bras de fer avec le Parquet est un exercice périlleux qu’il est humain de vouloir éviter. Mais lorsque c’est un juge qui est la cible des attaques, le combat est totalement déséquilibré car il ne peut ni se défendre ni parler. En sorte que, dans cette affaire, des tombereaux de reproches se sont abattus sur le juge d’instruction. Étaient-ils, même partiellement, justifiés, ou étaient-ils infondés ? Encore une question sans réponse pour l’heure.
5°) Sur l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré
Le rapport du dernier collège d’experts ne tranche pas catégoriquement entre abolition et altération du discernement de Traoré au moment des faits. La lecture des conclusions de ce rapport, telles qu’elles sont rapportées dans l’arrêt du 19 décembre 2019, fait apparaître que les experts sont très circonspects. Ils indiquent ainsi que « le sujet a présenté une bouffée délirante caractérisée d’origine exotoxique, orientant plutôt classiquement vers une abolition du discernement au sens de l’article 122-1 alinéa 1 du Code pénal, compte tenu qu’au moment des faits son libre arbitre était nul et qu’il n’avait jamais présenté de tels troubles antérieurement », et que « la bouffée délirante aiguë (en l’occurrence d’origine exotoxique) et la motivation délirante de l’acte sont deux critères qui font discuter l’abolition du discernement, dans la mesure où on considère que cet état émerge en dehors de toute volonté du sujet ». En dépit de cette extrême prudence du second collège d’experts, la Chambre de l’instruction conclut à l’abolition du discernement de Traoré, et, par voie de conséquence à son irresponsabilité pénale, au motif que « aucun élément du dossier d’information n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une bouffée délirante aiguë » Or cette motivation relève de ce que l’on peut qualifier de postulat contra legem[4]. En effet, la Cour d’appel admet ainsi que la commission d’une infraction, à savoir la consommation volontaire d’une substance prohibée (résine de cannabis) peut constituer, pour son auteur, une cause d’exonération de sa responsabilité pour des faits commis sous l’emprise de cette consommation interdite ou à raison de celle-ci. Outre qu’il paraît pour le moins curieux de demander à un toxicomane d’avoir des connaissances en toxicologie ou en psychiatrie lui permettant d’anticiper la possible survenance d’une bouffée délirante du fait de sa consommation de stupéfiants, il est surprenant qu’une juridiction répressive considère la commission d’une infraction comme cause d’irresponsabilité pénale dans la commission d’une autre infraction pénale commise sous l’emprise de la première. La Cour de cassation aura à se prononcer sur cette motivation, puisqu’un pourvoi a été formé par les parties civiles contre l’arrêt du 19 décembre 2019. Et, quoi qu’il ait pu être soutenu, si elle venait à le rejeter, nul doute que, ultérieurement, l’argument de l’irresponsabilité pénale du consommateur de stupéfiants sera invoqué lorsqu’il aura à répondre des faits qu’il a commis alors qu’il était sous l’emprise de cette consommation. Ainsi, « par uncurieux renversement des choses » (A. Camus), la commission de l’infraction à la législation sur les stupéfiants deviendra un moyen d’échapper à la répression pour d’autres infractions, fussent-elles de nature criminelle. D’autre part, si l’état mental est apprécié au moment des faits, l’accessibilité à une sanction pénale se fait au moment de l’examen par l’expert psychiatre. Les experts du deuxième collège ont estimé que Traoré « n’est pas, actuellement, accessible à une sanction pénale ». Or, postérieurement au dernier examen (24 septembre 2018), Traoré est entendu quelques jours plus tard, le 12 octobre 2018, par les magistrats instructeurs : il n’est plus sous traitement depuis huit jours, mais simplement en cours de « fenêtre thérapeutique », au sein de l’UMD. Certes, le 11 janvier 2019, l’hôpital Paul Guiraud informait les magistrats instructeurs du maintien de Kobili Traoré en hospitalisation à l’UMD et de l’absence de date de sortie prévisible. Peut-être, dans ces conditions, aurait-il été utile, avant de retenir, par une motivation surprenante, l’abolition du discernement et d’exclure la possibilité d’un procès devant la Cour d’assises, que la Chambre de l’instruction ordonnât une expertise psychiatrique complémentaire sur la persistance de l’absence de traitement et l’accessibilité à une sanction pénale de l’intéressé. En effet, les experts du deuxième collège ont insisté sur le fait que Traoré « n’a pas paru convaincu, lors de l’entretien d’expertise, de la nécessité absolue de l’interruption totale et définitive de la consommation de haschich ». Ils ont encore noté : « Dans l’hypothèse d’une irresponsabilité pénale, nécessité de maintenir l’hospitalisation le temps de voir évoluer le rapport du sujet au toxique, car on pourrait interroger le fait de psychiatriser durablement par l’hospitalisation un sujet dont l’analyse clinique exclut une maladie mentale ».
Ces précisions sont d’une importance cruciale. En effet, lors de son interrogatoire du 12 octobre 2018, Traoré « précisait, sur demande des juges d’instruction, qu’il se sentait capable de commettre un nouvel homicide ou quelque chose de grave s’il consommait de nouveau du cannabis». Pourtant, il ne semble pas convaincu de devoir cesser cette consommation, et a même consommé du cannabis – apporté par l’une de ses sœurs – au sein de l’UMD.
L’ordre public est ainsi interpellé au premier chef : Traoré est indemne de toute maladie mentale, et ne pourra être durablement maintenu en hospitalisation psychiatrique ; mais s’il ne cesse pas définitivement sa consommation de stupéfiants, il présente le risque de commettre un nouvel acte gravissime contre autrui. Or, il ne paraît pas convaincu de la nécessité de son sevrage toxicomaniaque.
Une remarque encore. Jadis, c’est à-dire avant la L.O.L.F.[5]. et les contraintes d’ordre budgétaire qu’elle a créées et auxquelles les magistrats instructeurs de ce dossier semblent s’être pliés, les collèges comprenaient des psychiatres et des psychologues cliniciens. Et les constatations des uns et des autres se complétaient pour éclairer de manière plus complète la personnalité d’un mis en examen, en particulier sur le plan des capacités intellectuelles et cognitives, du raisonnement, de l’aptitude à la dissimulation voire à la simulation, etc. Or la lecture du rapport du 1er collège d’experts ne manque pas de laisser perplexe à au moins deux reprises : quand Traoré veut leur faire croire que les traces de cocaïne découvertes lors de l’examen toxicologique de ses cheveux résulteraient de sa manipulation de ce produit dont il était vendeur ; et quand, pour justifier sa consommation de cannabis en dépit de l’interdiction coranique, il rétorque que l’ivresse provoquée par le cannabis est moindre que celle induite par l’alcool – tout en se réfugiant derrière sa consommation de cannabis pour expliquer ses actes aux magistrats instructeurs.****** L’affaire Lucie Attal dite Sarah Halimi n’est pas une affaire de la « communauté juive » : comme d’autres affaires par le passé, elle intéresse l’ensemble de la communauté nationale. La psychiatrisation des assassins hurlant « Allahou Akbar » et leur absence de jugement aboutissent à une insécurité grandissante non seulement pour les Juifs, mais pour tous les Français. Si la Justice n’a pas pour mission de lutter contre l’antisémitisme en tant que tel – elle connaît d’individus à raison des actes qui leur sont reprochés – il en va différemment des représentants du peuple souverain. Et les nombreuses questions que pose cette affaire, celui-ci a le droit d’en connaître les réponses.
Après avoir enquêté sur ce que l’on a appelé l’affaire d’Outreau, et plus récemment l’affaire Benalla, il serait bienvenu que le Parlement crée une commission d’enquête qui se penche sur les zones d’ombre d’une tragédie humaine qui a débouché sur une incompréhension puis un sentiment d’abandon et de révolte face à ce qui est ressenti comme un déni de Justice. DK