La sagesse de Joseph : Comment gérer un pays?

La sagesse de Joseph : Comment gérer un pays?

par Yossef Y. Jacobson

 

Pharaon, le roi d’Égypte, fit deux rêves. Dans le premier, le souverain se voyait debout devant le Nil.

Et voici que sortaient du fleuve sept vaches, belles et grasses et elles paissaient dans l’herbe. Et voici que sept autres vaches sortaient après elles de la rivière, laides et décharnées et vinrent se mettre à côté des autres vaches sur la rive du fleuve. Et les vaches laides et décharnées mangèrent les sept vaches belles et grasses. (Genèse 41, 1-4)

Dans le second rêve, le Pharaon voit sept épis de blé fins et rabougris avaler sept épis gras et saturés de grains.

Aucun des sages de l'Égypte ne peut donner à Pharaon une interprétation satisfaisante de ses rêves. C'est alors que “le jeune esclave hébreu”, Joseph, est extrait de sa prison et conduit au palais royal. Il interprète les rêves comme signifiant que sept années d’abondance, représentées par les vaches grasses et les épis fournis, seront suivies de sept années de famine, représentées par les vaches maigres et les épis chétifs. Les sept années de famine seront si terribles qu'elle “avaleront” les années d'abondance, n'en laissant aucun souvenir.

Joseph donne alors des conseils à Pharaon pour gérer la situation : “Maintenant, Pharaon doit trouver un homme visionnaire et sage et le charger du destin de l’Égypte. Un rationnement devra être imposé à l'Égypte pendant les années d’abondance, explique Joseph, pendant lesquelles on engrangera le blé pour les années de famine à venir.”

Pharaon est médusé par la clairvoyance de Joseph. “Peut-il exister un autre homme habité par l'esprit divin comme cet celui-là?” demande-t-il à ses conseillers. “Personne ne possède ta lucidité, dit-il à Joseph. Tu dirigeras ma maison et tout mon peuple sera conduit selon tes ordres. Seul mon trône te sera interdit.”

C’est ainsi que Joseph est nommé vice-roi d’Égypte. Le reste de l'histoire est connu.1

Trois questions

Les commentateurs bibliques2 se débattent avec trois questions majeures concernant cette histoire remarquable.

A) Il est difficile de comprendre comment, à la suite de son interprétation des rêves, Joseph entrepris de donner à Pharaon des conseils sur la gestion de la famine à venir. Comment cet esclave à peine libéré n'a-t-il pas craint de prodiguer des conseils non sollicités au roi d'Égypte, le monarque qui régnait sur une superpuissance ? Pharaon avait fait sortir Joseph du cachot pour interpréter ses rêves et non pour devenir conseiller du roi !

B) Il est évident, d’après le récit, que Pharaon fut sidéré par la façon dont Joseph résolut son problème. Pourtant, nul besoin d’être un spécialiste hors pair pour conseiller, dans le cas de sept années d’abondance suivies de sept années de famine, de mettre de la nourriture de côté en prévision de la période maigre. Quel était donc le génie contenu dans le conseil de Joseph ?

C) Pharaon fut également  stupéfait par l’interprétation que donna Joseph des rêves eux-mêmes, qu’aucun de ses propres conseillers n’avait pu imaginer. Mais l’interprétation de Joseph semble simple et évidente : Quand les vaches sont-elles grasses ? Quand il y a beaucoup à manger. Et quand sont elles décharnées ? Quand elles n’y a rien à manger. Quand l'épi est il plein ? Quand la récolte est abondante. Et quand l'épi est-il maigre ? En temps de disette. Dès lors, pourquoi Pharaon fut-il à ce point stupéfait par l’interprétation que Joseph donna de ses rêves ? Et pourquoi personne d’autre n’avait-il pu donner la même ?

Unir les vaches

Au cours d'un discours de Chabbat en 1973, le Rabbi de Loubavitch donna l'explication suivante3 :

Les experts en rêves égyptiens avaient en réalité imaginé l'interprétation de Joseph, soit que sept années de famine succèderaient à sept années d'abondance. Mais ils l'avaient rejetée parce qu’elle ne tenait pas compte d’un détail important dans le rêve.

Dans le premier rêve de Pharaon, il avait vu comment les sept vaches laides et décharnées qui suivaient les sept vaches grasses “se tenaient près des autres vaches [grasses] sur la rive du fleuve”. En d’autres termes, c’était un moment au cours duquel les deux groupes de vaches existaient ensemble et c’est seulement par la suite que les vaches maigres commencèrent à dévorer les grasses. C’est ce détail du rêve qui poussa les interprètes du Pharaon à repousser l’interprétation que Joseph allait par la suite proposer, et les obligea à offrir une série de décodages farfelus. Car comment était-il possible que l’abondance et la famine coexistent?

Et c’est ici que s’exerça le génie de Joseph. Quand il commença à dire à Pharaon de se préparer aux années de famine, il ne lui offrit pas un conseil, qui aurait été malvenu, sur la façon de gérer son pays. Mais ce conseil faisait partie de l’interprétation des rêves elle-même.

Joseph avait compris que la présence de toutes les vaches, les grasses et les maigres, contenait la solution pour la famine menaçante. Durant les années d’abondance, l’Égypte devait “vivre” avec les années de famine, comme si elles étaient actuelles. Pendant la période de jouissance des années fastes, l’Égypte devait déjà imaginer la réalité de la future famine et chaque jour engranger de la nourriture. Les sept vaches maigres devaient être également présentes et vivantes dans l’esprit des gens et dans leur comportement pendant la période de richesse. Et en conséquence, si ce système était implanté en Égypte, la nation continuerait à jouir de l’abondance, même pendant les années de famine. C’est ainsi que toutes les vaches allaient coexister.

C’est cette version qui intéressa tant Pharaon dans l’interprétation de Joseph. Pour commencer, Pharaon fut frappé par l’ingéniosité de Joseph qui prenait en compte le détail qui avait échappé à tous. Mais ce qui l’impressionna encore davantage fut la démonstration que ses rêves, non seulement contenaient la prémonition des futurs événements mais offraient également les instructions pour y faire face, non seulement les problèmes mais également les solutions.

Avez vous besoin de D.ieu ? Avez-vous un ami véritable ?

La sagesse de Joseph apparaît clairement quand nous réfléchissons au message spirituel qui se cache derrière l’histoire. Car nous le savons, les histoires de la Torah contiennent toujours des enseignements spirituels.

Nous vivons tous des cycles d’abondance et des cycles de famine dans notre vie. Parfois, les choses vont très bien: nous avons l’aisance matérielle, le succès et le confort. Trop souvent, dans ces moments, nous oublions d’investir du temps et de l’énergie pour cultiver une véritable intimité émotionnelle avec notre époux ou notre épouse, pour développer une véritable relation avec nos amis, pour créer des liens sincères avec D.ieu. Nous sentons que nous nous suffisons à nous-mêmes et que nous n’avons besoin de personne dans notre vie.

Et pourtant, une période de famine arrive, une crise sérieuse éclate (à D.ieu ne plaise) et nous sentons soudain le besoin de nous dépasser et de renouer avec ceux que nous aimons, avec D.ieu. Mais nous ne savons pas comment faire. Parce que lorsque nous ne nourrissons pas nos relations et notre spiritualité pendant les années d’abondance, et que la roue tourne, nous manquons cruellement des outils dont nous avons désespérément besoin pour survivre à la crise.

C’est là l’essence de la sagesse de Joseph: ne jamais séparer les années d’abondance des années de famine. Quand nous vivons dans l’aisance, nous ne devons pas nous laisser devenir aveugles et insensibles devant ce qui est réellement important dans la vie. Les priorités que nous cultivons “pendant les bons moments” doivent être de l’espèce qui nous soutiendra également dans d’autres circonstances.

NOTES

1.

Genèse chapitre 41.

2.

Voir Ramban, Be'hayé, Akeidah, Abarbanel, Ralbag, Alchikh, Keli Yakar, Or Ha'hayim et Maharik dans leurs commentaires sur cette histoire.

3.

Publiée dans Likoutei Si'hot vol. 15, pp. 339-347. L'explication du Rabbi suit l'interprétation que donne Rachi de cette histoire. Voir cependant le Ramban sur Genèse 41,4, Ralbag et Or Ha'hayom ibid. 41,33 pour une approche différente, qui serait néanmoins invalide d'après Rachi (Likoutei Si'hot ibid, note 9).

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